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formait une belle plaine de terre d’alluvion de grande fertilité pour le blé et autres céréales. La Société Foncière en fit l’acquisition. Elle allait offrir ces terrains gratuitement a des cultivateurs français et belges triés sur le volet. Chaque ménage de colons, à son départ, devait recevoir une avance de 3,000 francs destinée à payer le passage, les premiers frais d’installation et l’entretien jusqu’à la première récolte. Le prêt était remboursable en cinq ans et garanti par une hypothèque sur le lot gratuit attribué à l’emprunteur. Ce système ingénieux visait à favoriser la classe d’émigrants les plus aptes à réussir : ceux qui avaient l’expérience de la vie agricole, sans disposer des fonds nécessaires à leur établissement.

Le premier groupe à partir en avant-garde de reconnaissance comprenait exclusivement des actionnaires de la Société, au nombre de cinq : Pierre Foursin, président ; Armand Goupil, fils de notaire, 19 ans ; Albert Hayman, 19 ans, d’une famille de bijoutiers, Jean Chartier, 24 ans, et André Chartier, 20 ans, frais émoulus de l’université. Les deux autres membres, Louis Gigot, beau-frère des Chartier, ingénieur des arts et manufactures, et Auguste Hayman, frère d’Albert, secrétaire, demeurent à Paris pour recruter des colons et les diriger vers l’Ouest canadien. Un idéal commun animait ces jeunes fils de parents riches : le dédain de la vie trop bourgeoise qui les attendait dans leur milieu et un vif désir de s’aventurer en pays nouveau. Foursin, qui avait alors 43 ans, devait théoriquement fournir le contrepoids de l’âge et de la pondération ; mais lui aussi était un homme de rêve, sans aucune expérience pratique en agriculture.

À la veille du départ, il y eut réunion au Commissariat canadien, où la Société avait son siège social. Beaucoup d’enthousiasme et d’entrain de la part des jeunes. Le chef se montrait plus réservé, presque soucieux, ce qui n’avait pas échappé à l’œil perspicace d’Hector Fabre. En lui serrant la main pour l’adieu, il dit à son ami :

— Cela vous ennuie de quitter encore votre cher Montmartre. Choisissez donc là-bas une hauteur pour y bâtir votre maison. Vous l’appellerez Montmartre et ce sera comme si vous n’aviez pas bougé…

Foursin, électrisé par cette idée lumineuse, se tourna vers ses compagnons :

— Mes enfants, en route ! Nous allons à Montmartre !…

C’est ainsi que la future colonie fut baptisée avant de naître, en plein cœur de Paris.


La prise de possession par les actionnaires

Vers la mi-avril 1893, à la fonte des neiges, les cinq colons avant-coureurs arrivaient à Wolseley, où ils furent accueillis par Luc Tourigny, son fils, Onésime, et son gendre, Louis Dureau, Canadiens français venus de la province de Québec. Quelques jours plus tard munis de cartes, de boussole, d’armes à feu et de provisions de bouche, ils partaient en voiture à la découverte du domaine qui les attendait. Après cinq ou six heures de randonnée par un air pur, sous un soleil brillant, ayant franchi quelque 28 kilomètres vers le sud-ouest, on s’arrêta au sommet d’une superbe colline qui dominait les alentours et l’on déploya les cartes. Foursin et ses compagnons promenèrent aux quatre points cardinaux un long regard de satisfaction muette. Le chef déclara sans hésiter :

— Restons ici.

— Nous pourrions peut-être descendre un peu plus bas, risqua le jeune Hayman.

— Y pensez-vous ?… Montmartre dans la plaine ?… Ce serait humiliant !…

À leur retour à Wolseley, les Parisiens y firent la rencontre de deux compatriotes nouveaux venus : Pierre Cuvillier, architecte et Cyrille Mangenot. Avec eux se trouvait un Belge, Théophile de Decker. Tous les trois célibataires. Foursin les prit aussitôt au service de la Société.

Après avoir arpenté plus à loisir une partie de son immense domaine, le président rédige son premier rapport au bureau de Paris. Il fait une description pittoresque et enthousiaste de cet ancien territoire de chasse indien et métis, encore sillonné de nombreux sentiers de bisons. Le chef de la tribu voisine de Stoneys, Carry the Kettle, est un petit vieillard courtois, en très bons termes avec les représentants de la Société. Un mince filet d’eau, Red Fox, coule du sud au nord, au fond d’une vallée d’un mille de large et se jette dans la rivière Qu’Appelle. Un autre cours d’eau passe à deux milles du futur village et forme le lac Chapleau. La plaine de Montmartre, l’une des plus riches de la Saskatchewan, est surplombée du nord-ouest au sud-est par une chaîne de collines peu élevées, sur l’une desquelles s’élèvera le centre de la colonie.

Cependant, quelques familles signaient des contrats à Paris. Les deux premières à se mettre en route furent les Trémaudan et les Berneau. Le gentilhomme breton Auguste de Trémaudan, originaire de Pipriac (Ille-et-Vilaine), après la guerre de 70 faite comme capitaine, avait émigré une première fois au Canada, où il cultivait une petite ferme à Saint-Jean-Chrysostome (Châteauguay), dans la province de Québec. Sa femme, née Jeanne-Marie Huet, n’arrivant pas à s’acclimater, le couple était revenu en France et vivait depuis douze ans à Saint-Nazaire. Mais l’ancien capitaine pensait toujours à ce pays d’outre-mer qui lui avait plu et sa compagne finit par entrer dans ses vues. Les Trémaudan furent les premiers à signer un contrat avec la Société Foncière. Ils emmenaient avec eux trois filles et deux garçons. Les Berneau, qui revenaient d’une tentative infructueuse dans la République Argentine, avaient un fils de 19 ans et un bébé de huit mois né en Amérique du Sud. Il y eut ainsi onze partants réunis à Paris, qui arrivèrent à Wolseley le 29 mai.