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ciété, tout en fournissant un lieu de réunion à la communauté et un pied-à-terre aux nouveaux arrivants. Elle s’élèvera sur la colline, là où s’est arrêté le premier groupe des Parisiens. L’architecte Cuvillier trace les plans et dirige la construction. Des pierres roulées de la prairie sont utilisées pour les fondations, mais les murs du bâtiment consistent en un simple rang de planches. Au rez-de-chaussée, quatre grandes pièces rectangulaires, où l’on installera plus tard un magasin, une salle d’école et des ateliers ; à l’étage, huit chambres. Une aile attenante abritera la cuisine et le bureau de la Société ; en haut, deux autres pièces avec chambre noire où André Chartier développera ses films. Ce sera la « Grande Maison », justement nommée, par comparaison avec les bicoques hâtivement bâties des colons. Tous les dimanches et jours de fête, le drapeau tricolore flottera sur son toit carré. À 50 mètres au nord, on construit des écuries pour trente animaux, un vaste grenier à fourrage, une remise pour voitures et machines agricoles.


Un feu de prairie qui n’était pas prévu

L’exécution de ces gros travaux avait nécessité l’embauchage de vingt-cinq ouvriers des environs, la plupart canadiens-français. Mais pour quelle raison furent-ils tenus à l’écart des colons de Montmartre ? C’était une occasion unique pour les nouveaux venus de frayer avec des gens du pays, de recueillir de leur bouche tant d’informations pratiques et de conseils dont ils avaient si grand besoin.

Au cours de cette entreprise de construction, Foursin s’absenta pour raison d’affaires. Goupil partit pour la France et Cuvillier quitta le service de la Société. Celle-ci n’était plus représentée que par les deux Chartier et Albert Hayman. En octobre, la famille Rollin, qui logeait dans la Grande Maison, où l’homme et la femme travaillaient sans salaire, alla tenter fortune ailleurs. Les trois jeunes gens demandèrent alors à Mme de Trémaudan de préparer leurs repas.

Vers la fin du mois, un feu de prairie courut furieusement à travers la colonie, y semant une panique aisée à comprendre. Personne n’avait parlé aux Montmartrois de la possibilité d’un tel fléau. On avait bien recommandé de tracer des raies de charrue autour des meules, mais sans fournir aucune explication. Cette mesure eût été d’ailleurs insuffisante, avec un vent comme celui qui poussait les vagues de flammes. Les Trémaudan sauvèrent à grand peine leur demeure et tout le foin des colons fut entièrement détruit. On n’eut cependant pas à déplorer de perte de maisons ni d’animaux. Ces derniers, instinctivement, s’étaient réfugiés dans les bas-fonds marécageux, laissant passer la tourmente incendiaire. Le lendemain de cette dure épreuve, il neigea !… Ce fut une consternation générale. Qu’étaient-ils venus faire dans cet étrange pays ?… Pourquoi les ouvriers de la Grande Maison ne les avaient-ils pas mis en garde contre le danger des feux de prairie ?… Pourquoi leurs chefs n’avaient-ils pas eu recours à l’expérience des anciens ?…


Le premier hiver fait une victime, mais un jour de l’an joyeux relève le moral

Armand Goupil revient de France et les actionnaires prennent officiellement possession de la Grande Maison, avec Souchotte comme cuisinier. Une fillette vient au monde chez les Simonin. Mme de Trémaudan remplit l’office de sage-femme. Cette première naissance dans la jeune colonie est un événement qui compte. Dès que le père a été rassuré sur la délivrance heureuse de sa femme, il s’est précipité dans les bureaux de la Société pour demander le grand drapeau français et, triomphalement, il a planté les trois couleurs devant sa modeste demeure.

Quelques jours après, tous les colons se réunissaient à la Grande Maison pour discuter le grave problème de l’hivernage des animaux. Pas de foin et impossible d’en acheter, l’incendie ayant fait des ravages un peu partout dans la région. Tourigny offrit de loger les bêtes sur sa propriété, à condition d’y construire une écurie et d’aller quérir de la paille de blé au nord de Wolseley. Le bétail de la Société profita seul de cet arrangement. Les métayers qui n’avaient qu’une vache et une paire de bœufs chacun, préférèrent les garder auprès d’eux.

Ce premier hiver fut extrêmement pénible. Le fameux puits, qui avait coûté tant de travail. ne donnait que quelques seaux d’eau par jour. On y accédait par un escalier, ce qui le rendait dangereux et quasi impraticable. Il fallut le condamner et en creuser un autre qui se trouva sec au bout d’un mois. C’est ainsi que les Montmartrois furent réduits à utiliser la neige fondue, pour la cuisine et l’abreuvage des animaux. Leurs vêtements, faits pour les hivers tempérés de France, ne convenaient guère au climat de la prairie, surtout pour les corvées de fourrage en chariots tirés par les bœufs aux pas lents.

Louis Fombeur, surpris par une « poudrerie » aveuglante, dut uniquement à l’instinct de ses bêtes de regagner sa demeure où il arriva presque gelé. Tout le dévouement de sa femme ne put suppléer au secours médical et aux inconvénients d’une maison trop froide. Jean Chartier courut chercher l’abbé Roy, qui arriva trop tard. Le malheureux succomba à la pneumonie. Les funérailles eurent lieu à Montmartre même. Tous assistèrent à la messe de Requiem qui fut célébrée dans l’une des salles de la Grande Maison. On creusa la fosse du défunt sur la colline, à mi-chemin entre les tipis et l’habitation des Trémaudan. Cette tragédie mit fin aux voyages pour se procurer de la paille au loin. Dans chaque famille, après la prière du soir, on récita un chapelet pour le repos de l’âme du pauvre Fombeur. Dans quelques foyers, la coutume garda un caractère permanent.