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Cette première année, dont le printemps et l’été avaient vu naître tant d’espoirs, s’achevait dans la tristesse et les déceptions. Les colons, à demi-désœuvrés, n’avaient rien pour les distraire. Quelques-uns se réunissaient à la Grande Maison, se livrant à des discussions interminables qui n’aboutissaient à rien. Trois fois la semaine, l’ainé des fils de Trémaudan, Auguste-Henri, donnait des leçons d’anglais. Il avait pour élèves son frère, Désiré, Lucien et Louis Simonin et quelques autres. À Noël, il n’y eut ni jouets ni bonbons pour les enfants.

Mais la nouvelle année amena un geste spontané de relèvement qui allait assainir l’atmosphère.

Les Montmartrois se sont concertés en vue d’une démonstration-surprise dont le succès sera complet. Groupés de bon matin près de la Grande Maison, ils déchargent tous ensemble leurs fusils de chasse à deux coups. Les jeunes occupants, réveillés en sursaut, se demandent s’il ne s’agit pas d’une révolution. Mais à la fusillade succèdent des cris et des chants joyeux. « Au fait, disent ces messieurs, c’est le jour de l’an ! Entrez tous, les amis !… » Échanges de souhaits, poignées de main vigoureuses, quelques verres de vins bus à la santé des hôtes et des visiteurs, avec l’accent sur le bonheur et la prospérité de Montmartre. Ce fut une journée où le poids de l’exil ne se fit pas sentir. La fin de l’hiver s’écoula sans incident et dans des conditions plus favorables. Le bois de chauffage nécessita encore de longs voyages, mais la température clémente facilitait les charrois. À l’époque des labours du printemps, chacun eut sa charrue.

Cependant, trois des jeunes Parisiens, après douze mois de séjour à Montmartre, s’échappent vers la France. (C’est le deuxième voyage d’Armand Goupil.) André Chartier demeure seul comme représentant de la Société. Grosse responsabilité pour un chef tout juste majeur. Les colons jugent la situation un peu anormale et réclament le retour du président Foursin, qui semble préférer le vieux Montmartre au nouveau. Vers ce moment, l’abbé Roy vint célébrer la première grand-messe, dans une salle de la Grande Maison. Ce fut une cérémonie sobre et impressionnante. Louis Simonin et Auguste de Trémaudan exécutèrent le plain-chant sans accompagnement.


De nouvelles recrues plus compétentes

Pierre Foursin, de retour le 2 mai, amène trois hommes rencontrés sur le paquebot : François Bourcet, 50 ans, Amédée et Charles Écarnot, 26 et 24 ans, tous trois de Brans (Jura). Ce sont de vrais cultivateurs, les premiers venus à Montmartre. Le capitaine de Trémaudan, même avec ses dix années de vie rurale dans le Québec, n’est guère encore qu’un amateur. Les nouveaux venus prennent des homesteads sur les terres plates, achètent des chevaux, des instruments aratoires et se mettent à labourer. Émile Souchotte, le cuisinier de la Société, est rejoint par sa femme et deux de ses enfants. La Grande Maison, confiée aux Trémaudan, sert désormais d’asile aux arrivants. Deux familles, les Plisson et les Bonardel, exigent immédiatement ce qu’on leur a promis à Paris — maison, chevaux, voiture, matériel agricole — sans quoi elles s’en iront ailleurs. Après trois semaines, les Bonardel s’en vont. D’autres apparaissent et repartent à la simple vue de l’installation. Plusieurs des premiers colons murmurent, mais espèrent toujours. Théophile de Decker a attiré ses frères, Constant, Yvon et Henri. Camille et Désiré suivront trois ans plus tard ; le père et la mère en 1901. D’autres Belges de la même région de Ruysselede — Van de Velde, Nerrink, Couckuit — arrivent à leur tour. Ceux d’origine belge seront parmi les plus tenaces.

Louis Gigot, l’un des deux directeurs demeurés à Paris, vient à Montmartre, accompagne de sa femme, née Marguerite Chartier. L’ingénieur des ponts et chaussées fait creuser un fossé de 130 mètres de long pour le service d’égout de la Grande Maison. Il a prévu une largeur suffisante à la base pour le passage d’un tuyau ; mais le fossé Gigot aura disparu avant ce complément indispensable, comblé par la chute des pluies et les éboulements naturels.

Foursin, qui a fait un autre voyage en France, revient avec Albert Hayman et un nouveau colon. Alfred Latreille, de Corneuil (Oise). Ce dernier, qui est un ami de Paul Fabre, fils du Commissaire général, songe à fonder une beurrerie-fromagerie ; mais l’insuffisance de la production laitière — une vache par famille ! — lui fait renoncer à son projet. Il se contente de prendre un homestead au lac Marguerite.


Un garde-feu historique

À l’exemple de l’église paroissiale du Montmartre de la Butte et en hommage au fondateur Pierre Foursin, la colonie fut placée sous le patronage de saint Pierre. (Elle passera plus tard sous celui du Sacré-Cœur.) Le 29 juin 1894 — un an à peine après la fondation — on célébra en même temps, selon la coutume française, la fête patronale et la fête du village. Le matin, messe avec sermon. Le programme récréatif de l’après-midi comprenait des prouesses sportives variées auxquelles la jeunesse des environs avait été conviée. Il y eut courses diverses, sauts en hauteur et en largeur, courses de chevaux. Le clou de ces divertissements fut le « Nez croqué ». Le cavalier devait arracher une touffe d’herbe au sol pendant que sa monture galopait ventre à terre. Le tout se termina par un grand bal dans la soirée. Deux hommes de la Police montée, en tunique écarlate, donnèrent aux réjouissances un cachet en quelque sorte officiel.

On se mit de bonne heure aux foins, qui se firent dans de meilleures conditions que l’année précédente, chacun pour soi. Instruits par la dure expérience, les Montmartrois n’oublièrent pas les précautions contre l’incendie. La solution choisie fut grandiose et radicale. On allait s’entourer d’un imposant garde-feu de dix-huit