Le Dr A. Nove-Josserand et la colonie lyonnaise de « High-View »
Un bon observateur, Édouard Brunet, du Havre, qui visita les principaux centres français de l’Ouest en 1910, nous montre à l’œuvre le Dr Nové-Josserand, l’âme de la colonie qu’il a fondée : « Avec beaucoup de mérite et d’énergie, il s’efforce de maintenir une étroite solidarité entre tous ces jeunes Français d’énergie et d’initiative qui se seraient peut-être découragés, rebutés, s’ils avaient été isolés, perdus dans le Grand Ouest au milieu d’Anglais et d’Allemands. Ces colons se sentent les coudes, se renseignent, se soutiennent mutuellement. Ils se voient souvent et ces relations quotidiennes créent autour d’eux une atmosphère morale de confiance en même temps que de sociabilité, qui leur fait paraître moins dur l’éloignement de la mère patrie. »
Des relations suivies s’établirent entre les colons de High-View et les Français de Winnipeg-Saint-Boniface, siège d’un autre groupe important de Lyonnais dont plusieurs étaient leurs parents ou amis. Des visiteurs de France, d’autre part, entretenaient le lien avec le pays natal. Le frère de Bernard de Witte, Gontran, officier de cavalerie en congé de disponibilité, fit un long séjour à High-View. Doué de remarquables talents d’amateur comme peintre, caricaturiste et jardiniste, il enrichit les abords de la demeure fraternelle de massifs d’arbustes et de parterres de fleurs d’un très bel effet. Un arrière-neveu de l’amiral de Bourmont passa aussi un an chez des amis propriétaires de la colonie.
La présence de Mme Nové-Josserand fut, on le devine, d’une valeur incalculable pour entretenir l’esprit de famille et de solidarité qui caractérisa ce petit groupement agricole de la Prairie. Chaque dimanche, elle recevait à dîner ses jeunes compatriotes et la soirée se passait fort gaiement. Entre Français de cet âge et de ce milieu, bien sûr, on s’amusait parfois à se jouer de petits tours sans méchanceté dont les victimes étaient les premières à rire. Louis Piéchaud arrivait tout juste de Bordeaux, avant d’aller se fixer pour quelque temps à Winnipeg. Un de ses amis lui glissa à l’oreille que ces dîners de Mme Nové-Josserand étaient une affaire de grande cérémonie a laquelle on n’était admis qu’en smoking et en escarpins vernis. Et ce fut dans cette tenue que le malheureux mystifié se présenta, par une température de 30 degrés au-dessous de zéro !… Une autre fois, l’un des convives s’aperçoit, à la dernière minute, que la longueur de sa toison dépasse les bornes permises et qu’une coupe de cheveux s’impose. Vite celui qui a assumé la tâche de coiffeur bénévole — et s’en tire avec élégance — se met à l’œuvre. En un tournemain l’affaire est bâclée. Inutile de vérifier le travail par un coup d’œil au miroir : il est toujours parfait. Et l’on se met en route. Mais à l’arrivée chez le docteur, le frais tondu obtient, en se découvrant, un succès d’hilarité générale. L’artiste aux ciseaux a dessiné à la bonne place deux magnifiques cornes capillaires !…
Un groupe de jeunes et joyeux agriculteurs, presque tous victimes de la guerre
La colonie de High-View progressait de manière très encourageante. D’année en année, les troupeaux augmentaient et les champs s’élargissaient. Mais vint la guerre… La plupart des colons étaient d’anciens officiers et tous les autres d’âge militaire. Le Dr Nové-Josserand, médecin de réserve, fit du service dans différents secteurs du front — Reims, Verdun, Soissons — pendant deux ans, puis à Lyon, au centre d’appareillage et de rééducation des mutilés de la guerre. Ses jeunes amis se battirent vaillamment dans leurs unités respectives. Le P. Barreau lui-même était parti comme aumônier militaire.
À la fin de ces longues et dures années, que de changements survenus à High-View ! François Bernuy était bien venu, de Wauchope, occuper la maison du docteur, pour éviter les déprédations, mais l’absence prolongée des maîtres du sol se faisait partout sentir. Et que de vides dans le petit groupe parti en août 1914 ! Gontran de Witte, tué dans la région de Verdun ; Bourmont, tué à Reims ; Louis de Longevialle, tué dans le Nord ; Denis Démians, mort des suites de blessures ; Joseph Herbert, tué lors de la grande offensive Nivelle ; Charles Cousin et Victor Bernuy, morts de la grippe espagnole au retour d’Allemagne, après la victoire.
Bernard de Witte, Antoine Picot et Joseph Pion furent les seuls à revenir, avec le Dr Nové-Josserand. Le chef de la colonie n’avait rien perdu de son énergie première et il se remit à l’œuvre avec courage. Mais, associé aux opérations de la Compagnie Foncière du Manitoba, il pressentit très tôt des signes avant-coureurs de la grande crise économique qui se préparait. De plus, ayant à surveiller l’éducation de deux fils et de trois filles, il se rendait compte que la Prairie n’était pas le séjour idéal pour l’accomplissement de ce devoir familial. À regret, il dut renoncer à la vie large et indépendante qui avait été son rêve et qu’il avait connue pendant une dizaine d’années. Il fut assez heureux pour effectuer au pair une fusion de la Société Immobilière des Fermes canadiennes avec la Compagnie Foncière du Manitoba. Quant aux propriétés, aux animaux et à la confortable demeure qu’il avait fait construire, il dut les céder à sacrifice.
Ce fut la dislocation générale du groupe. L’un des associés du fondateur, Bernard de Witte, après avoir séjourné quelque temps à Winnipegosis, pour liquider le ranch, repassa en France. Il s’occupe encore d’élevage à Brandon (Saône-et-Loire), sur le domaine hérité de sa tante, la marquise d’Aubigny. L’autre associé, Antoine Picot, alla finir ses jours à Lyon. Bied-Charreton est mort aussi dans son pays natal. Adrien Range vint se fixer, avec sa femme, à Sainte-Agathe, au nord de Montréal. Gérant d’une propriété appartenant à des capitalistes américains, il occupait ses loisirs à l’élevage des faisans.