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Nicolas Mouard. Un mandat d’arrêt avait été lancé contre Riel et le jour même de l’élection, la police perquisitionna vainement dans le presbytère de Saint-Norbert, où elle soupçonnait sa présence. Dans le même temps, l’homme traqué se cacha quarante-huit heures chez son ami français de Saint-Vital.

Il faut noter aussi que Mouard figura parmi les premiers commissaires d’école de Saint-Boniface. Le Bourguignon émigré en 1854 ne quitta jamais sa patrie d’adoption. La terre qu’il occupait à l’ouest de la rivière Rouge fut vendue et Mouard en acheta une autre plus au sud, à l’est de la rivière. C’est l’endroit où se trouve aujourd’hui le Sanatorium de Saint-Boniface. Il fut cédé plus tard pour une jolie somme comptant. De sorte que le premier colon français du Manitoba dut jouir d’une honnête aisance sur ses vieux jours, sans modifier néanmoins son mode de vie frugale.

Claude-Nicolas Mouard mourut à Saint-Vital, le 12 janvier 1902, à l’âge de près de 80 ans. Il repose dans le cimetière de la basilique de Saint-Boniface, auprès de sa femme, Geneviève Racette, et de son fils, Joseph.

Un petit-fils, qui s’appelle, comme son père, Joseph, vit à Norwood. De sa demeure actuelle il peut voir, sur l’autre rive de la Rouge, l’endroit où son grand-père défricha le sol il y a un siècle. On conserve pieusement dans la famille une figurine en faïence coloriée, sans aucune prétention artistique, représentant un animal domestique. C’est « la vache de monsieur Riel ». Le chef métis en fit don au premier Mouard peu après le grand service mentionné. L’ancêtre n’eut qu’un seul fils et l’unique petit-fils n’a pas de descendance mâle. Ainsi donc est appelé à disparaître, avec la génération présente, le nom de celui que l’on doit considérer comme le premier colon français du Manitoba et de l’Ouest.

Le second, le jovial Henri Godard, vint peu après Mouard. C’était un vétéran de la guerre de Crimée, titulaire de la médaille militaire. Il fut amené par le P. Grandin, qui en fit cadeau à Mgr Taché, successeur de Mgr Provencher. Portier de l’évêché et sacristain de la cathédrale, il jouait un rôle d’une particulière importance aux enterrements où le chœur ne figurait pas, en sa double qualité de chantre et de sonneur. Au dire des anciens, Henri tirait la corde et chantait l’office des morts avec la même ardeur. Un jour mémorable, il fit pleurer sa cloche sur un grand deuil national, aux funérailles solennelles de Louis Riel. Godard passa ses dernières années à l’hôpital de Saint-Boniface et décéda en 1915, à l’âge de 85 ans, après avoir vécu près de soixante années sur les bords de la rivière Rouge.

Un de ses camarades fut le frère oblat Jean Glénat, originaire de Vinay (Isère), dont la vie s’écoula également à l’évêché de Saint-Boniface. Jusqu’à sa mort, survenue en 1892, il eut la direction de la ferme épiscopale, alors très considérable, qui comptait jusqu’à trente-cinq chevaux.


Deux Lorrains, anciens brasseurs

Voici maintenant deux Lorrains qui vont prendre une part active au développement de la jeune colonie.

Entre 1860 et 1862 s’établit à Middlechurch, dans la banlieue de Winnipeg, une brasserie assez primitive. Le propriétaire en était un homme petit et maigre, Célestin Thomas, né à Biamont (Moselle) en 1837. Dès qu’il fut question d’ériger la bourgade de Fort-Garry en ville, le Lorrain s’empressa d’acquérir un terrain sur le bord du ruisseau Colony, qui serpentait dans la prairie là où se déroulent aujourd’hui le boulevard Memorial et la rue Colony, avant de se jeter dans l’Assiniboine toute proche. En plein cœur de la capitale actuelle, alors que celle-ci attendait encore sa charte, Thomas se mit à fabriquer de la bière dans une installation modeste qui allait croître rapidement. Il en fut le seul propriétaire jusqu’en 1887. C’est aujourd’hui la brasserie Shea, la plus importante du Manitoba.

Célestin Thomas vécut un temps à Pembina, sur la frontière américaine, puis fixa sa résidence permanente à Saint-Boniface, où il mourut en 1927, à l’âge de 89 ans. Il avait épousé une fille du capitaine Jean Mager.

C’était un autre Lorrain, venu à la même époque de Saint-Avold (Moselle), où il était brasseur, avec sa femme, ses quatre enfants et un cinquième, Victor, son petit-fils. La famille passa le premier hiver à Saint-Paul (Minnesota) et se mit en route au printemps pour la Rivière-Rouge. Ce fut une expédition de vingt-quatre jours, très périlleuse à cause des bandes de Sioux qui rôdaient ici et là. La nuit, on couchait à l’intérieur du cercle de charrettes formant barricade, pendant que des sentinelles montaient la garde pour parer à toute surprise.

À Saint-Boniface, les Mager vécurent la vie du temps, le père faisant le roulage des marchandises de Saint-Paul, les garçons et les filles fréquentant l’école. Au bout de quelques années, ils allèrent se fixer au-delà de la frontière, à Saint-Joseph de Walhalla (Dakota-Nord), dont ils sont considérés comme les fondateurs. Cependant, Victor Mager demeura à Saint-Boniface et se livra à la culture maraichère, face à la jonction de l’Assiniboine et de la rivière Rouge. Au cours de sa longue existence, il connut toutes les péripéties des débuts de la colonie : inondations, épidémies de sauterelles, soulèvement des Métis, « boom » de 1881. Il vit le petit poste de Fort-Garry grandir par bonds et devenir la vaste métropole de l’Ouest. À partir de 1900, il vit monter la valeur de ses biens et passa certain temps pour le plus riche propriétaire foncier de la rive sud.

Victor Mager resta fidèle toute sa vie à son occupation de maraîcher, justement fier de ses primeurs et de ses produits de haute qualité. À 21 ans, il avait épousé Elizabeth Emerling, nièce du Bavarois George Emerling. Celui-ci, déjà allié à la famille par son mariage avec une fille de Jean Mager, eut son heure