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L’abbé Eugène-Victor Cabanel, né à Nîmes, avait été professeur au Collège Stanislas, à Paris. Un évêque de son pays l’emmena en Louisiane, où il se familiarisa avec la langue anglaise. Mais le climat ne lui convenant pas, il monta vers l’Ouest canadien. Mgr Langevin ayant jugé à sa pleine valeur ce prêtre français d’aspect plutôt chétif, mais intelligent, énergique et débrouillard, lui trouva un emploi à sa taille. Fixant un point sur la carte où il avait tracé une croix, l’archevêque dit au futur curé : « Vous irez là et vous fonderez une paroisse. »

Le nouveau territoire couvre environ 300 milles sur 200. C’est en 1905. Il n’y a pas d’église de la frontière des États-Unis à Saskatoon, ni de Moose-Jaw à Medicine-Hat. Swift-Current, le chef-lieu désigné à cause de sa position centrale, est un village de 400 habitants, destiné à un grand avenir sans doute. Un vaste plan de construction est déjà prévu, mais à peine en voie d’exécution, et la crise du logement y sévit d’une façon inquiétante. Le nouveau venu a beau chercher, pas le moindre gîte, même provisoire ! Près d’un temple protestant, un pasteur anglican s’approche de lui :

— Vous êtes un prêtre catholique ?

— Oui, Monsieur. N’y a-t-il pas un « shack » quelque part pour un prêtre ?

— Non.

— Où pourrait-on loger ?…

— Je ne saurais dire, mais entrez donc chez moi…

Le pasteur lui offrit une chambre dans son presbytère et le garda pendant trois mois sans vouloir accepter un sou. Ce sont là des choses qui ne se voient que dans l’Ouest !

Dans ce milieu complètement nouveau pour lui, l’abbé Cabanel, n’écoutant que son âme d’apôtre, devint un vrai Westerner, se pliant à toutes les circonstances, très estimé des protestants parmi lesquels il se fit des amis. Quant à ses compatriotes, il en aida plusieurs, dont quelques-uns venus là par erreur et assez peu qualifiés pour y faire leur chemin. Le cas du Dr Valéry est particulièrement typique. Ce poète-médecin, diplômé de la faculté de Paris, avait échoué, Dieu sait comment, à Val-Marie, ayant eu soin d’amener avec lui un couple marié pour son service domestique. Ne pouvant exercer légalement son art, faute de l’autorisation nécessaire, et tombé dans une misère noire, il fut réduit à travailler dans une buanderie chinoise. L’abbé l’hébergea chez lui et l’engagea à pratiquer la médecine, offrant de lui servir d’interprète au besoin — sans trop penser aux situations délicates qui pouvaient en découler. Au bout de deux mois, le docteur, dénoncé, fut condamné à 300 dollars d’amende. Ce fut le curé qui paya, pour éviter la prison à son protégé.


Une nuit dans le « gumbo »

Le sol, dans la région de Swift-Current, comme dans certaines parties du Manitoba, est de terre noire qui, une fois mouillée, forme une espèce de colle forte très adhérente. C’est ce que l’on appelle le gumbo. En certains cas, les véhicules eux-mêmes, autrefois, pouvaient être réduits à l’inaction totale, inconvénient qu’a fait disparaître le macadam. Au temps des routes de terre et de la prohibition, l’abbé Cabanel fut, un jour, appelé assez tard auprès d’un malade à la campagne. Une pluie torrentielle se déchaîna presque aussitôt. En quelques minutes, les roues de l’auto se mirent à déraper et à patiner dans les ornières, puis s’y engluèrent désespérément. C’était l’enlisement complet, pour une période plus ou moins longue. Et le paroissien, là-bas, qui était peut-être mourant !… Un lourd camion qui suivait bruyamment, donnant de toute la force de son moteur, n’essaya pas de doubler la Ford du curé et s’arrêta au milieu de la voie. Un peu plus tard, une Cadillac à bout de souffle vint s’ajouter aux deux autres victimes du gumbo.

L’orage s’était calmé. Il n’y avait plus qu’a attendre la fin de la nuit et l’apparition du soleil dont les rayons bienfaisants remettraient tout en ordre. Pour tromper l’ennui de cette longue veille, rien de plus naturel que d’échanger des impressions entre compagnons d’infortune. Lorsque le chef de file, ayant chaussé ses bottes, eut risqué quelques pas sur la colle forte de la route, il reconnut son ami, l’inspecteur de la Police montée, qui venait à lui la main tendue. C’était l’un des voyageurs de la Cadillac. Les deux camarades du camion se montrèrent moins enclins à fraterniser, et pour cause. C’étaient des contrebandiers d’alcool, fâcheusement contrariés dans leurs opérations et que les représentants de l’ordre venaient de cueillir sans beaucoup de peine, grâce au gumbo tombé du ciel providentiellement. C’est ainsi que le ministre de Dieu, les agents du diable et les hommes de la loi passèrent ensemble la nuit à la belle étoile.

L’œuvre accomplie à Swift-Current par l’abbé Cabanel ne fut pas de celles qui attirent l’attention publique et créent des vedettes. Il travailla toujours en silence. Que de courses à travers son immense paroisse, en chariot tiré d’abord par des bœufs, ensuite par des chevaux, en compagnie de ceux qui avaient besoin de ses services d’interprète pour d’importantes affaires en ville ! Il fonda vingt-trois missions, dont plusieurs sont aujourd’hui des paroisses. Peu avant son arrivée, un confrère de passage avait acheté huit lots dont l’archevêché de Saint-Boniface conservait les titres. Le curé sut les vendre au moment opportun. Les bénéfices ainsi réalisés aidèrent à construire une église qui est la plus grande et la plus belle de la ville. Les Sœurs de la Charité de Saint-Louis (Vannes) y ont, depuis 1920, un pensionnat et une école.

On trouve dans le monde des affaires à Swift Current Raphaël Larochelle et, parmi les agriculteurs, qui ne passent sur leurs terres que l’époque des travaux, les familles Aimé Toupin, Albert Sommier, Victor et Gustave Lebreton, de la Seine-Maritime.

Aveugle et miné par la maladie, l’abbé Cabanel dut prendre sa retraite en 1945, après