Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« MM. de Raimbauville sont arrivés de France il y a quelques mois dans l’intention de se livrer à l’élevage dans le Nord-Ouest. Ils viennent d’acquérir un ranch considérable sur la rivière Bow, où ils avaient établi leur campement.

« Ces jours derniers, MM. de Raimbauville avaient acheté des chevaux, entre autres d’un M. Cable. La nuit en question, ils avaient sous la tente $3,300 dont ils avaient fait deux parts, l’une de $3,000 et l’autre de $300, déposées dans deux cachettes différentes. Vers une heure après minuit, ils furent éveillés par trois individus qui se tenaient à la porte de la tente et leur ordonnèrent de sortir. Ils se donnaient comme membres de la police à cheval et demandaient à visiter la tente pour voir si les voyageurs n’avaient pas de whiskey en leur possession.

« MM. de Raimbauville, sans défiance, sortirent de la tente et aussitôt les faux policiers, les couchant en joue avec leurs revolvers, leur lièrent les mains et les attachèrent aux roues des wagons. Ils pénétrèrent ensuite dans la tente et mirent tout sens dessus dessous. Ils ne trouvèrent que la somme de $300 et l’autre cachette échappa à leurs recherches. Les brigands étaient évidemment au courant, car ils sommèrent les prisonniers de dire où se trouvait l’argent qu’ils avaient en leur possession lorsqu’ils avaient payé M. Cable. MM. de Raimbauville répliquèrent que l’argent était placé dans une banque. Sur cette réponse, les brigands se retirèrent, après avoir eu la précaution d’emmener les chevaux des voyageurs à quelque distance du campement. »

Et le journal de Calgary tire la morale de cette aventure peu réjouissante :

« MM. de Raimbauville ont toutes nos sympathies ; mais comme la perspective d’être pillé et rançonné par des écumeurs de prairie pourrait bien nuire à la colonisation du Nord-Ouest, il est du devoir des autorités de rechercher activement les auteurs d’un pareil acte de brigandage, pour en faire un exemple éclatant. »


Ranchers de l’armée et de la noblesse

Quatrième tableau, 1902.

Entre Calgary et Edmonton — une distance de 200 milles — c’est la grande prairie ondulée, avec un foin court et dru, que broutent ça et là quelques rares troupeaux en pleine liberté. Un homme dans la quarantaine parcourt le pays, en quête d’un lieu propice à un établissement d’élevage. À environ 75 milles au nord-est de Calgary, il découvre l’endroit rêvé : une vallée à l’abri des rafales de l’hiver, abondamment fournie d’eau, au centre d’une région fertile aux espaces illimités. Par malheur, quelqu’un l’y a devancé. Un modeste ranch se trouve blotti depuis une couple d’années dans ce coin idéal. Qu’à cela ne tienne : le nouveau venu engage des pourparlers avec le propriétaire qui finit par lui céder tout son avoir. L’ancien Dead Creek sera désormais le ranch Sainte-Anne.

Ce gentleman-farmer français, le premier à venir tenter fortune dans l’Alberta, est Armand Trochu, neveu du général Louis-Jules Trochu, gouverneur de Paris en 1870. Il a un frère colonel de cavalerie, mais ne détient pas lui-même ce grade qui lui sera donné couramment. Il s’est contenté de faire son service militaire dans la cavalerie et s’est occupé ensuite d’affaires d’immeuble.

Les débuts du ranch Sainte-Anne n’eurent rien de spectaculaire. Ce ne fut que deux années après son acquisition qu’Armand Trochu trouva un premier compagnon, le lieutenant de hussards Eckenfelder. Un second suivit bientôt, Devilder, autre ancien officier, fils d’un banquier de Lille. Ces trois hommes, qui ne s’étaient pas connus en France, placèrent leurs intérêts en commun sous la raison sociale Ste. Anne Ranching and Trading Company.

En août de la même année 1904, le comte Paul de Beaudrap, qui était repassé au pays natal après un séjour de sept ans à Saint-Hubert-Mission, revenait dans l’Ouest avec sa famille pour une nouvelle tentative. À douze milles au sud-est du ranch Sainte-Anne, il achète une terre, une maison en rondins et vingt bêtes à cornes — premiers éléments du ranch Jeanne d’Arc. Mme de Beaudrap aura la distinction d’être la première femme de cette colonie française de l’Alberta. Le comte a aussi amené son frère, le capitaine Jean de Beaudrap, et le lieutenant François de Torquat. Ce Normand et ce Breton font partie du groupe de cinq officiers de Vannes qui ont préféré briser leur carrière plutôt que de conduire leurs hommes à l’assaut des couvents. Dix ans plus tard, répondant à l’appel de la patrie, ils tomberont tous deux au champ d’honneur.

Il y avait alors cinq autres ranches dans la vaste région comprise entre Calgary et Red Deer. Des colons français vinrent s’établir à proximité de Sainte-Anne. La plupart étaient gens de qualité : le comte Louis de Chauny ; le vicomte Bernard de Chaunac-Lanzac, qui se fixera plus tard à Montréal ; le baron de Reinach-Werth ; le capitaine Theodolo-Theodoli, de la haute noblesse italienne ; la comtesse de Cathelineau ; Mme de Butruille ; Figarol ; Papillard ; le colonel Félyne, l’un des derniers venus.


Aumônier à cheval dans la plaine

Vers le même temps, les Prêtres de Sainte-Marie de Tinchebray (Orne), jusque là voués à l’enseignement, arrivaient dans la Prairie canadienne, à la suite des décrets d’expulsion. Les PP. Henri-Émile Voisin et Pierre-Jules-Marie Bazin avaient pris les devants ; quatre confrères allaient les rejoindre avant la fin de l’année. Leur premier foyer d’action fut Innisfail, d’où ils rayonnèrent sur les ranches dispersés dans la région.

Le P. Voisin, informé de l’existence de la colonie Sainte-Anne, réussit non sans peine à la découvrir. À six milles du ranch, il tomba sur le « shack » de Louis de Chauny, qui le guida