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retour, s’attardant à visiter d’autres Indiens, le voyageur inexpérimenté, sans s’en apercevoir, se laisse geler les deux oreilles. Il ne reste plus, faute de mieux, qu’à filer à toute vitesse vers Edmonton. La route passe par le fameux camp où il a été comblé de trop d’honneurs. La nouvelle de son arrivée et de son infortune se répand comme une traînée de poudre. Tous les Cris assiègent le wigwam de son ami, le traitant de fourrures, pour exprimer leur sympathie au malade. Le chef Green Grass n’abandonne pas une minute son gendre présomptif et fait venir de loin un fort en médecine qui, dans l’espace d’une semaine, remet en bon état les oreilles sérieusement endommagées. Il y eut sans doute avant le départ — l’histoire ne le dit pas — renouvellement des promesses de mariage…


Un autre accident, plus grave que le premier

Au printemps de 1880, après six années de service dans la Police montée, qui lui ont permis d’acquérir une connaissance satisfaisante des Indiens du Nord-Ouest et de leur habitat, Jean d’Artigue décide de rentrer en France. Mais un autre accident, plus grave que le premier, va le contraindre à différer son voyage. Alors en garnison à Fort-Saskatchewan, il est venu assister, à Edmonton, à l’un de ces paw-waw au programme ahurissant : représentation théâtrale de trois heures, suivie d’un banquet et d’un bal qui dure toute la nuit. Les Blancs dansent entre eux, à l’européenne, tandis que des couples métis, dans une pièce voisine, se trémoussent dans une gigue de la Rivière-Rouge interminable et endiablée.

Sans attendre la fin de ces réjouissances, qui peuvent se prolonger parfois durant cinq ou six jours, le jeune Français retourne à pied à sa caserne en passant par Saint-Albert et Lamoureux, où il veut dire adieu à des amis. De ce dernier endroit il est à huit milles seulement de Fort-Saskatchewan et se met en route au coucher du soleil. Mais à une bifurcation, le voyageur prend la mauvaise piste. La nuit est venue, avec la tempête. Une bise glacée souffle violemment du nord-ouest et la neige qui l’aveugle empêche le malheureux de voir à deux pas devant lui. Perdu en plein bois, sa seule ressource est de marcher jusqu’au bout de ses forces, afin de ne pas succomber au froid. Au matin, une maison qu’il reconnaît pour celle d’un compatriote ! C’est le salut ! Le rescapé demande d’abord à manger. Il eût été plus sage de penser premièrement à ses pieds gelés. Ils exigeront un traitement de trois mois à l’infirmerie du fort et échapperont de justesse à l’amputation.

D’Edmonton à Winnipeg, point le plus rapproché du chemin de fer, il existe alors deux modes de locomotion : la charrette de la Rivière-Rouge et le bateau à vapeur descendant le cours de la Saskatchewan. Jean d’Artigue choisit le second, moins sûr et plus long, mais qui lui fera traverser des régions qu’il ne connaît pas encore, en touchant à Battleford, Prince-Albert, Le Pas, Cumberland, Grand Rapids, Selkirk.

De retour dans sa patrie, l’ex-policier canadien va condenser en 200 pages le récit de ses expériences uniques et ses réflexions sur le pays où il a passé six belles années de sa vie. C’est un petit livre de lecture très agréable et de réelle valeur documentaire. Jean d’Artigue a parfaitement compris à quelle prospérité future étaient appelés ces territoires immenses et presque inconnus, où les colons commençaient à peine d’arriver. Chose curieuse, il fut le premier à écrire sur cette fameuse Police montée du Nord-Ouest, qui devait tenter par la suite beaucoup de plumes. C’est au public français que le rôle et les exploits de cette dernière ont d’abord été présentés avec quelques détails. Quel accueil le bon travail de Jean d’Artigue a-t-il obtenu chez ses compatriotes ? Je ne l’ai vu nulle part mentionné et n’ai pu lire que la version anglaise, publiée à Toronto.


Encore une tunique rouge

Deuxième tableau, 1881.

Jean d’Artigue à peine rentré en France, le jeune Parisien Georges Bossange, petit-fils et fils des libraires Hector et Gustave Bossange, arrive, le cœur battant, dans la même région de l’Ouest canadien. Il y a été attiré, lui aussi, d’une façon irrésistible, par la tunique rouge de sa Police montée et par l’existence pittoresque de ses ranchers. Chose merveilleuse, le rêve de l’adolescent va se réaliser, tout en procurant au Parisien émigré toute une vie de bonheur complet. Tour à tour membre du fameux corps de gendarmerie à cheval et cowboy préposé à la surveillance de troupeaux, Georges Bossange semble n’avoir jamais connu la moindre nostalgie et s’intègre parfaitement à sa patrie d’adoption. Après dix années de cette vie tonifiante dans les larges espaces, il va passer quelques mois auprès des siens et humer l’air de Paris, mais regagne promptement le ranch de Choinance, dans le voisinage de Saint-Albert. Il épouse une femme du pays, de sang mêlé, et meurt relativement jeune. Ses filles habitent aujourd’hui l’Ouest américain. Georges Bossange était d’origine franco-canadienne par son grand-père, Hector Bossange. et sa grand-mère, née Marie-Julie Fabre, de Montréal.

Les deux premiers Français membres de la Police montée du Nord-Ouest, Jean d’Artigue et Georges Bossange, auront des imitateurs. Vingt ans plus tard, le Dr Adrien Loir, chargé d’une mission dans l’Ouest par le gouvernement canadien, y trouvera sous l’uniforme kaki un Marseillais qui avait comme camarades plusieurs compatriotes.


Des brigands de la prairie

Troisième tableau, 1886.

Une scène classique de « Western », simple fait divers de la Prairie des premiers temps, emprunté au Calgary Herald :