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de personnes — prennent le chemin de Fannystelle. F. Rey retourne à Paris avec les siens. Gaston de Gamerin, son frère et deux amis, qui se sont installés sur des homesteads contigus, ne persévéreront pas davantage. En dépit de tous ces échecs, Saint-Laurent n’en demeure pas moins un centre français au renom établi, qui attire les immigrants et les visiteurs. Au nombre de ces derniers, on remarque l’agronome René Gatine, de Segré (Maine-et-Loire).

La propriété du duc de Blacas a pour directeur temporaire le comte de Leusse. Serait-ce cet Alsacien dans le château duquel MacMahon établit son quartier général avant la fameuse bataille de Reichshoffen ? Plus probablement un fils ou un neveu. L’entente laisse à désirer avec le fermier Lacoursière. Un petit différend les conduit devant la justice locale, au grand divertissement du voisinage. Plus tard, le comte de Leusse aura sa propre fromagerie et son homme de confiance sera Edmond Trudel, beau-frère de Lacoursière ; mais son séjour à Saint-Laurent sera de courte durée.

Vers le même temps, les Viel se lancent dans la même industrie rémunératrice. Le chef de cette famille est un ancien notaire normand — un enthousiaste qui n’hésitera pas à mettre sa plume au service de la colonisation dans l’Ouest canadien. Son prestige local tient surtout à des secrets qu’il possède pour fabriquer le vin de salsepareille et pour faire pousser les asperges. Ses trois fils, Gaston, Léonce et Raymond, sont morts sur la ferme, célibataires.

Après 1891, le duc de Blacas ne revint plus à Saint-Laurent et y céda ses biens. Son mariage lui avait permis de réparer largement les brèches faites à sa fortune : son héroïque résolution avait donc perdu sa raison d’être. Rendons-lui cette justice qu’il demeura du moins assez longtemps fidèle à sa généreuse idée. Mais les braves riverains du lac Manitoba durent se résigner à ne jamais voir les traits de Mme la duchesse.

En revanche, la comtesse de Simencourt demeura constamment auprès de son mari, qui ne quitta jamais ses terres. Ces deux colons n’éprouvèrent pas le besoin, comme la plupart de leurs compatriotes de même condition sociale établis dans l’Ouest, d’aller respirer périodiquement l’air des boulevards parisiens Quand ils s’éloignèrent de leur pays d’adoption, ce fut à regret et pour des raisons de santé. Le comte de Simencourt mourut à Paris, le 21 février 1897, à l’âge de 41 ans. Bien qu’il n’ait pas laissé d’enfants, le nom est demeuré dans la région. Deux petits-cousins, venus plus tard, y ont fait souche.

Parmi les colons de la première période il y eut encore les familles Mercier et Mougin, qui y sont toujours, les Bonnet et les Morand. Les Bonnet délaissèrent la culture pour le commerce, avant leur départ définitif. Alors que le chemin de fer ne passait pas encore à Saint-Laurent, on se rendait par le Pacifique Canadien jusqu’à Raeburn ; de là, on remontait vers le nord, en voiture ou à pied, par la « trail ». Deux émigrants d’Auvergne, Cluzil et Marius Cheyrion, firent un jour, sac au dos, ce long trajet. Harassés de fatigue, n’en pouvant plus, ils laissèrent tomber leur baluchon devant la première demeure, à trois ou quatre milles du village. C’était chez les Morand, qui venaient d’Audernos, près Arcachon (Gironde). Bien accueillis par leurs compatriotes, ils y restèrent quelque temps, prenant part aux travaux de la ferme, puis épousèrent les deux filles de la maison. La plus jeune, devenue Mme Cheyrion, n’avait que 14 ans. Veuve à 28 et mère de huit enfants, elle fit preuve d’un courage admirable. Après avoir élevé ses quatre filles et quatre fils et établi les cinq qui survécurent, elle entra chez les Sœurs Grises à Saint-Boniface. Elle s’appelle aujourd’hui Sœur Morand et prend soin des vieillards à l’hospice Taché. Ses cinq enfants sont passés aux États-Unis.


Et enfin, des Bretons…

Saint-Laurent vit affluer brusquement des colons de Bretagne. Ce fut le résultat d’un voyage du P. Péran, qui amena de sa province natale une douzaine de familles. D’autres allaient suivre. Cette invasion bretonne en territoire métis ne fut pas sans causer quelque sensation. Un témoin raconte : « La petite coiffe des femmes, le gilet, la veste et le chapeau des hommes firent l’étonnement des habitants, mais les pantalons à pont eurent le plus grand succès. Ils excitèrent surtout l’hilarité des jeunes snobs de l’endroit, qui n’en pouvaient croire leurs yeux et qui s’écriaient : « Ouah ! ouah !… des pantalons sans braguette ! »… »

Comme la plupart de leurs devanciers, ces émigrants possédaient un petit capital. Au lieu de prendre des homesteads, ils préférèrent acheter des terrains à leur goût, afin d’être tout de suite maîtres chez eux. Parmi ceux qui ouvrirent la voie, en 1905, il y eut Louis Palud et son beau-frère, François Combot, tous deux de Plouzévédé (Finistère). Après avoir étudié la situation, Palud retourna en Bretagne au bout de six mois, pour liquider sa ferme et ramener sa famille. Cela exigeait quelque temps, qu’il employa à une judicieuse propagande en faveur de l’Ouest canadien. En juin il y avait une grande foire à Lanhouarneau. Palud s’y rendit et visita, entre autres, les Le Goff, que le P. Péran lui avait désignés comme futurs émigrants. Ceux-ci ne devaient jamais oublier la scène. Ils virent entrer chez eux un extraordinaire personnage : un bonhomme moustachu, assez trapu et curieusement habillé. Il avait sur la tête un chapeau de paille à ruban de velours flottant, selon la mode des paysans bretons d’alors, et son corps était engoncé dans un pardessus de fourrure noire à poil frisé !… Un tel accoutrement, à cette saison de l’année, visait un but publicitaire évident : il s’agissait de démontrer à la population bretonne qu’au pays des « arpents de neige », on savait se défendre contre les rigueurs du froid.

La famille Kérouanton, de Plabennec, venue la même année que Louis Palud et François