Page:Frémont - Les Français dans l'Ouest canadien, 1959.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion nouvelle… Au mois de juin, il épousait Honorine de Durfort de Civrac, fille de l’ancien député du Maine-et-Loire et vice-président de la Chambre, récemment décédé. Sans être de noblesse aussi ancienne que les Blacas, la famille de Durfort-Civrac comptait cependant de nombreux quartiers. La jeune épousée était la nièce de la comtesse de Quinsonas et de la marquise de Civrac, née Émilienne de Sesmaisons. La branche ainée de la maison de Durfort était titrée duc de Lorge.

Un an après le départ pour la France du gentleman-farmer, on pouvait lire dans Le Manitoba : « Il est rumeur que M. le duc de Blacas viendra, l’été prochain, visiter ses propriétés et sa fromagerie de Saint-Laurent. Le noble duc a su s’assurer ici le respect et l’estime de tous ceux qui l’ont connu ; aussi ses nombreux amis seront très aises de le revoir au Manitoba. Nous espérons que Mme la duchesse accompagnera son époux dans son voyage. »

Le numéro suivant du journal de Saint-Boniface fournissait des détails intéressants sur son voisin et émule en exploitation agricole : « M. le comte de Simencourt a un troupeau de 130 vaches et se propose de fabriquer du beurre en quantité considérable dans le cours de l’été prochain. M. le comte a aussi 200 moutons de bonne race. La ferme ressemble à un village, par le grand nombre d’excellentes bâtisses. Des hommes de cette trempe ne peuvent que contribuer au succès, au progrès et à l’avancement de notre district. »

L’année qui suivra, l’actif éleveur fera cinq mille tonnes de foin pour ses troupeaux. Il louera, au marché public de Winnipeg, un étal de boucher qu’il alimentera des produits exclusifs de sa ferme. Quelque temps après, Saint-Boniface aura aussi sa « boucherie de Lisbyville ». Cette innovation aura pour résultat d’entraîner une baisse du prix de la viande dans la plus forte agglomération de l’Ouest canadien.

Quant au fromage de Saint-Laurent le premier fabriqué au Manitoba — au dire des amateurs, il est aussi riche, aussi savoureux que ceux importés du Québec et de l’Ontario. L’expérience du duc français démontre un avenir assuré pour l’industrie dans cette partie du pays. Lacoursière annonce qu’il achètera comptant tout le lait qu’on voudra lui vendre.


Une carrière de gentleman-farmer interrompue par un brillant mariage

Le geste quelque peu spectaculaire des deux grands ranchers manitobains et de leurs imitateurs a eu du retentissement dans les milieux aristocratiques français. Des chroniqueurs parisiens y ont trouve matière à des articles qui ne sont pas passés inaperçus. À titre d’exemple, Gaston Jollivet, du Gaulois, après une entrée en matière sur les difficultés que présente pour les « gens du monde » le choix d’une carrière en France, saluait comme une solution heureuse le courant migrateur vers le Canada :

« Pour échapper à ce péril, un certain nombre d’adolescents ont suivi l’exemple des cadets de famille d’autrefois. Ils se font colons. Les uns, munis de capitaux sérieux, les autres avec de plus modestes ressources, ont franchi l’Atlantique ou la Méditerranée. Il y a quelques années, un gentilhomme angevin (Jouvenel) a fondé dans le Nord-Ouest canadien avec plusieurs compatriotes, une petite colonie qui fait l’élevage du cheval. Un jeune homme qui porte le nom d’un des anciens conseillers les plus écoutés du comte de Chambord (Blacas) est revenu dernièrement du Manitoba, où il a mené l’existence active du gentleman-farmer. D’autres fils de famille ont pris part à la vie libre du gaucho dans les pampas de la Plata et de l’Uruguay. Mais en Amérique, c’est surtout le Canada qui est à la mode. Sur cette vieille terre française et catholique, beaucoup de jeunes gens de familles religieuses ont subi l’attraction nouvelle qui ramène après plus d’un siècle écoulé, les enfants de la mère patrie sur cette Pompéi normande. Ils y ont fondé des entreprises agricoles prospères. »

Ainsi donc, le brillant mariage du rancher fromager avait quelque peu détourné son attention de ses premiers rêves de vie champêtre en terre manitobaine. Trois ans après, néanmoins, Paris-Canada publiait la note suivante. « M. le duc de Blacas et M. des Moutiers se sont embarqués jeudi dernier à Liverpool sur le Parisian pour le Canada : ils se proposent de visiter longuement les Territoires du Nord-Ouest et la province du Manitoba, dans laquelle M. le duc de Blacas a conservé des propriétés importantes acquises lors de son premier séjour dans cette province ; ils poursuivront ensuite leur voyage jusqu’à Vancouver et opéreront leur retour en France par San-Francisco ».

Le programme de cette randonnée ne comporta qu’une très brève apparition à Saint-Laurent. Il y en eut une autre aussi courte en 1891. À cette occasion, le duc passa quelques jours à Régina, chez son ami, Joseph Royal, lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest.


Colons qui se découragent, d’autres qui persévèrent

Au printemps de cette même année, Jules Toysonnier ouvre en face de l’église un marché aux chevaux très achalandé. Mais les vrais colons envoyés par la France — Savoyards et Jurassiens pour la plupart — sont plutôt rares. En dépit des avantages réels de la région, celle-ci ne semble pas pouvoir les retenir. Les Sylvestre, des cultivateurs sérieux et compétents de la Haute-Savoie, abandonnent les lieux au bout d’un an pour aller s’établir plus à l’ouest, où nous les retrouverons. Une première famille bretonne, celle des Dupire, de Ploëermel (Morbihan), se dirigera aussi vers la Saskatchewan. L’un des fils, Louis, fera une carrière de journaliste au Devoir, de Montréal. Les Favrot et les trois frères Goussot — en tout une dizaine