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Chapitre IV


Mme Pauline Boutal raconte ses souvenirs d’enfance à Saint-Laurent — Plusieurs types de Bretons pittoresques — Une naissance et un baptême mouvementés — Une noce à la mode de Bretagne — Les plaisirs de l’hiver et la déception de l’été avec ses moustiques — Le « boom » de Saint Laurent et le projet avorté de Ville d’Eau


En octobre 1907 arrivaient à Saint-Laurent cinq familles du Finistère dont quatre, composées exclusivement de femmes et d’enfants, venaient rejoindre leurs chefs qui les avaient devancées. L’unique père était François Calvez, de Guissény. Après un séjour de six mois dans la colonie manitobaine, il était retourné chercher les siens et avait consenti à se charger de ceux de ses camarades. Sa propre famille comprenait son épouse et neuf enfants, dont le plus jeune avait tout juste un mois. Les autres mères étaient : Mme Jean Léost, de Plabennec, avec quatre enfants ; Mme Yves Abgrall, de Saint-Servais, deux enfants ; Mme François Ily, de Lanhouarneau, quatre enfants ; Mme Jean-François Le Goff, du même endroit, quatre enfants et sa mère âgée de 69 ans. Ajoutons quatre jeunes gens : Pierre Combot, frère de François ; les trois frères Jean-Marie, Goulven et Yves Ollivier, de Plabennec, dont l’ainé seul devait rester au pays et qui est mort depuis quelques années.

Dans son zèle à coloniser, le P. Péran engagea à émigrer quelques compatriotes chez qui il s’obstinait à découvrir des vocations agricoles inexistantes. (Tous les colonisateurs ont plus ou moins donné dans ce travers.) C’est ainsi qu’était venu Jean-François Le Goff. Après treize ans passés dans la marine de guerre, il avait été l’associé de son beau-père qui possédait un petit atelier de vitraux d’église dans une campagne. La séparation de l’Église et de l’État avait ruiné son industrie. Vouloir en faire un agriculteur à 40 ans était bien risqué. Il partit néanmoins seul, en 1906, et sa famille s’installait à Brest, avant d’aller le rejoindre.


Mme Pauline Boutal raconte ses souvenirs d’enfance à Saint-Laurent

Sa fille aînée, Mme Pauline Boutal, très connue à travers tout le Canada comme directrice du Cercle Molière, de Saint-Boniface, a gracieusement consenti à évoquer pour le lecteur ses impressions et souvenirs de ces années, demeurées vivaces dans sa mémoire

« À notre arrivée à Saint-Laurent, nous avons été bien accueillis par les autres Bretons qui y étaient déjà établis. Plusieurs d’entre eux nous attendaient à la gare avec deux « wagons », dans lesquels on entassa gosses et bagages. Grand-mère, qui avait de la difficulté à marcher, monta près du « cocher ». Les petites maisons en « logs » m’intriguaient fort le long du chemin. Je me disais : « Mon Dieu, que c’est petit !… Comment allons-nous pouvoir tenir là-dedans ?… »

« C’est ici chez Le Goff… » À un mille et demi environ du village, face au lac, au bord de la route, une petite maison blanche, en « logs » comme les autres, nous attendait. Papa l’avait aménagée et repeinte pour notre arrivée. Il avait même fait une cloison au rez-de-chaussée, de sorte que nous avions deux chambres. En haut, sous le toit, on avait installé des lits pour nous, les enfants, Marie, Antoine, Suzanne et moi. Ah ! ces nuits d’hiver, où le froid faisait sauter les clous tout blancs de frimas au-dessus de nos têtes !… Nos cheveux collés aux draps, la vapeur de notre haleine ayant tourné en glace… Et la course en chemise, le matin, quand nous descendions dans la cuisine pour nous habiller près du poêle ! Ah ! qu’on était content d’y trouver déjà papa ou grand-mère en train de faire le café !…

« Nous allions à l’école au village, chez les Franciscaines Missionnaires de Marie, dont j’ai conservé de très bons souvenirs qui m’émeuvent encore aujourd’hui. La supérieure, Mère Anselma, a été à l’égard de notre famille d’une délicatesse extraordinaire. De celle qui nous faisait la classe, Mère Édith de la Croix, j’entends encore la voix, je vois encore les gestes. Je l’aimais beaucoup parce qu’elle était bonne, parce qu’elle était jolie et qu’elle me comprenait. Elle me faisait « expliquer » en français les leçons que je ne pouvais réciter en anglais. Elle s’était rendu compte que mon accent français me gênait terriblement, parce qu’il excitait les moqueries de mes camarades.

« Nous étions mal préparés à affronter un climat aussi rude. Ma sœur, Marie, et mon frère, Antoine, plus jeunes et moins robustes que moi, durent négliger la classe pendant les mois les plus froids. Je me rendais à l’école avec d’autres enfants. Nos plus proches voisins étaient des Métis, des Ducharme et des Lavallée, avec qui nous vivions en excellents termes. Ils nous ont rendu service plus d’une fois. Les petits Ducharme de notre âge étaient doux et tranquilles. Parmi les aînés qui n’allaient plus à l’école, il y avait Marie, qui est maintenant Sœur Oblate à McIntosh (Ontario).