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Chapitre VII


Fannystelle, autre fondation de la comtesse d’Albuféra — Une colonie de fils de famille de France selon la formule d’Alfred Bernier — Le chanoine Rosenberg y célèbre la première messe — Une garçonnière où l’on mène joyeuse vie — D’authentiques paysans français — Curés français de Fannystelle — Canadiens français à la rescousse


Fannystelle, autre fondation de la comtesse d’Albuféra

L’établissement La Borderie, à Saint-Malo, fut à l’origine, nous l’avons vu, sous le nom de Fanny-Lux, une fondation de la comtesse d’Albuféra. En réalité, tout souvenir en a depuis longtemps disparu, son appui ayant été vite retiré. C’est donc à Fannystelle uniquement que demeure attachée la mémoire de la grande dame parisienne et de sa fidèle amie, Fanny Rives. L’historien de la paroisse, Noël Bernier, qui en a raconté la genèse par le menu, ne relève aucun lien de parenté entre les deux entreprises. Mais il est bien établi que le chanoine Rosenberg, qui finança le premier projet de Fanny-Lux au nom de la comtesse, s’en retira et que le second prit naissance immédiatement après. Cela ressort clairement du témoignage de l’abbé Jolys. Peut-être le fondé de pouvoir de Mme d’Albuféra pressentait-il qu’avec un associé comme Henri de La Borderie, il n’aurait pas les mains libres et que le crédit de la fondation lui échapperait. Quoi qu’il en soit, la rupture s’accomplit sans fracas et les rapports les plus amicaux existèrent toujours entre les deux groupes de compatriotes. Quelques-uns des propriétaires de Fannystelle furent d’anciens colons de La Borderie et il y eut aussi des échanges de travailleurs.

Écartons donc un instant la version du curé de Saint-Pierre pour nous en tenir à celle de Noël Bernier, sans oublier pourtant que son père, Thomas-Alfred Bernier, fut l’inspirateur et le premier directeur de toute l’affaire.

À quelque 35 milles à l’ouest de Winnipeg, au milieu de la plaine unie, sans arbres et toute en culture, se trouve une bourgade au nom harmonieux et doux — Fannystelle — îlot français perdu dans une région où tous les autres villages sont d’appellation et de physionomie anglaises. À gauche de l’église se dresse un socle de granit rouge surmonté d’un buste en marbre blanc. C’est celui d’une jeune femme aux traits fins, à l’air un peu mélancolique. L’inscription nous apprend qu’il s’agit de Fanny Rives, décédée en 1883 et qu’elle a donné son nom à la colonie : Fannystelle — Étoile de Fanny. C’est tout un roman, à la veille de tomber dans l’oubli avec la disparition des derniers anciens qui en furent les témoins.


Une colonie de fils de famille de France selon la formule d’Alfred Bernier

Dans un château des environs de Paris vivait une femme très riche et très distinguée, la Comtesse Marthe d’Albuféra, de noblesse napoléonienne, chanoinesse du chapitre royal de Sainte-Anne de Munich, dont elle suivait la règle. L’opulente dame, très pieuse, donnait libéralement aux bonnes œuvres. Elle avait fondé et soutenait à elle seule l’orphelinat de Rueil, sur la colline même qui domine l’ancienne résidence impériale de la Malmaison. Connaissait-elle par le détail les débuts de la colonisation en Nouvelle-France ? Voulut-elle imiter d’illustres devancières : la duchesse d’Aiguillon, Mme de La Peltrie, Mme de Bullion ? Toujours est-il qu’elle conçut le projet de fonder dans l’Ouest canadien une colonie française et catholique, en hommage à sa dame de compagnie décédée.

Thomas-Alfred Bernier, maire de Saint-Boniface et surintendant de l’Instruction publique, nous l’avons dit, entretenait des idées bien arrêtées sur la collaboration que le Canada pouvait attendre de la France en matière de colonisation. Nul n’était mieux qualifié pour affermir la grande dame dans son dessein et l’aider à lui faire prendre forme. Il traça un plan précis de la marche à suivre et offrit ses services comme organisateur de toute l’entreprise. Sitôt accepté, il se mit au travail. De vastes terrains furent acquis et les premiers colons commencèrent à s’établir. En l’espace de quelques mois, on construisit chapelle, presbytère, école, beurrerie, résidence de direction et trois grandes installations agricoles.

L’abbé Stanislas Rosenberg, chanoine honoraire de Tours, intendant de la comtesse, ne tarda pas à arriver sur les lieux. Il était accompagné de ses deux frères, Pierre et Georges Rosenberg, du marquis Robert de Bonneval, neveu de Mme d’Albuféra, et de Louis Allart, futur propriétaire à Fannystelle. Noël Bernier trace, d’après ses souvenirs, le portrait suivant du dignitaire ecclésiastique qui soulevait tant de curiosité :

« Le chanoine Rosenberg était un personnage à peu près dans la quarantaine, plutôt petit de taille, de manières aimables et simples. Il avait un large front pensant et les traits affinés. Sa parole était douce et posée : ceux qui le virent à l’autel célébrant les saints