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Saint-Charles et à Saint-Boniface, il prit une terre à La Broquerie. Mme Charlet faisait l’office de sage-femme dans la région, alors que son mari, outre le travail de la ferme, remplissait les fonctions de sacristain et de chantre à l’église. À l’abbé Giroux, le curé d’alors, qui proposait d’augmenter son salaire ($15 par mois), il répondit tout bonnement qu’il était satisfait et ne demandait pas davantage. Leurs deux filles devinrent institutrices. La cadette, Marguerite, mourut à 21 ans. Nous retrouverons plus loin l’aînée, devenue Mme Alphonse Houde. Édouard Charlet décéda à Saint-Boniface en 1952 ; sa femme était morte à La Broquerie, près de vingt ans plus tôt.


Le Normond René Mignot, le dernier des coureurs de bois

Un autre Français bien vivant, à La Broquerie, est René Mignot. On pourrait s’étonner de le découvrir dans ce milieu paisible, se livrant aux occupations de cultivateur, car ses goûts ont d’abord été nomades et les voyages ont tenu une grande place dans sa vie. Ce jeune sexagénaire, plutôt court de taille, mais d’une vigueur et d’une souplesse admirables, naquit au Sap, canton de Vimoutiers (Orne). Il y possède encore, conjointement avec un frère, une ferme de 26 hectares et une bonne maison au bourg d’Echauffour. Il foula le sol du Canada pour la première fois à l’âge de 19 ans. Son frère, André, qui venait tout juste de le rejoindre, en 1912, se noya dans une excursion de chasse, à l’extrémité orientale du Petit Lac des Esclaves. Pendant qu’on recherchait son corps, un missionnaire oblat, prévenu par moccasin telegraph, fit 80 milles à pied pour venir donner une sépulture chrétienne à un compatriote. C’était le P. Petour, du diocèse de Nancy, qui séjournait à Swan River, dans le nord-ouest du Manitoba.

René continua à faire de la prospection en Colombie-Britannique et dans la partie occidentale de la Rivière-à-la-Paix. Des aventures il en eut à souhait, mais elles ne peuvent trouver place ici. Durant l’été 1914, Mignot se trouvait à douze milles en aval de Hudson Hope, sur la rivière de la Paix. Le 12 août, le navire de la Compagnie de la Baie d’Hudson venait approvisionner le poste. Un matelot, les mains en porte-voix, lança de la proue à l’adresse du prospecteur et de son compagnon : « La guerre est déclarée entre l’Angleterre et l’Allemagne !… » Mignot achète un canot indien et part seul pour la première étape du long voyage qui va le conduire au port d’embarquement. Il arrive en France vers le 1er octobre, peu après la victoire de la Marne.

La guerre terminée, René Mignot, qui a pris le temps de se marier, réapparaît au nord d’Edmonton. Puis, retour au pays natal, où il passera trois ans à cultiver la ferme ancestrale C’est au sud de Prince-Albert (Saskatchewan) qu’on le retrouve ensuite. Son titre d’ancien combattant lui donne droit à une concession de terre. Il choisit de s’établir sur une demi-section à Hudson Bay Junction, point de départ de la ligne de chemin de fer qui relie l’Ouest canadien à Churchill, sur la baie d’Hudson. Notre homme y restera sept ans. Aurait-il autour de la quarantaine, tendance à contracter des habitudes sédentaires ? Après un nouveau stage sur la ferme du Sap, Mignot va se fixer à Lorette pour une durée de quinze ans. Il fait l’acquisition en même temps de deux autres sections à Petersfield, non loin du lac Winnipeg.

Chaque fois qu’il retourne en France, sa joie est douce de retrouver la vieille maison d’Echauffour, avec le mobilier et la vaisselle du temps de son enfance. Plusieurs fois occupée par les Allemands, elle n’a subi que de faibles dégâts. Ce Français chez qui revit l’âme des anciens coureurs de bois a gardé le culte du passé et de la patrie lointaine. Ce Normand a fait mentir le proverbe discréditant la pierre qui roule. Ce friand d’aventures et de courses périlleuses est doublé d’un homme d’affaires qui ne perd pas de vue ses intérêts. Mais il n’admettra jamais que l’ère des voyages et des découvertes est achevée pour lui.[1]

  1. La notice sur Pierre Curtaz nous a été fournie par l’abbé Antoine d’Eschambault. Nous sommes aussi redevable, pour la documentation de ce chapitre, aux personnes suivantes : Rév. Sœur Saint-Théophile. Mme Pauline Boutal. Mlles Constance et Yolande Gendron, Mgr J.-A. Beaudry, P.D. MM. Camille Teillet, Raphaël Arpin et Pierre Chabalier.