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Une garçonnière où l’on mène joyeuse vie

La colonie s’organisa rapidement et prit une tournure assez particulière, dont on ne trouve guère l’équivalent qu’à 200 milles à l’ouest, sur les bords de la rivière Pipestone. Pierre Rosenberg et André Lafon habitaient ensemble la « maison de direction » ; ils s’occupaient de l’administration locale de l’entreprise. Dans le même logis spacieux demeuraient, à titre d’hôtes ou de pensionnaires — en attendant de pouvoir s’installer chez eux — Louis Allart, Pierre Berlioz, Félix de Caqueray et Joseph Le Verdois. Inutile de dire que l’on menait joyeuse vie dans cette garçonnière, où visiteurs et visiteuses étaient toujours bienvenus. C’est à ce moment surtout que la chasse fut en honneur à Fannystelle et que les jeunes Parisiens galopèrent furieusement dans la prairie. Le train apportait quotidiennement de Winnipeg des provisions fraîches de toutes sortes et les soirées se prolongeaient tard dans la nuit à la résidence.

Alfred Bernier, qui avait la haute direction de toute l’entreprise, la garda pendant la période de fondation, jusqu’en 1891. Son rôle ne fut pas toujours facile, d’après le biographe de Mgr Taché, dom Benoit, pourtant sympathique à l’œuvre, « Malheureusement, écrit-il, on vit arriver de France, tous les six mois, quelquefois plus souvent encore, de jeunes prétentieux qui se présentaient avec le titre de directeurs, voulaient donner des ordres et faire des dépenses au nom de la comtesse : leur inexpérience et leurs extravagances répandaient sur la colonie des préjugés défavorables dont elle souffrit longtemps. »

Cependant, l’auteur de Fannystelle, sans nier ces extravagances et cette prodigalité des débuts, y trouve une excuse valable et nous met en garde contre une exagération assez naturelle dans les circonstances :

« Les Canadiens français du Manitoba, gens traditionnellement rangés, exemplaires si l’on veut, purent fort bien, à leur insu, magnifier la dépense qui leur déplaisait chez ces Français nés pour la plupart dans l’opulence ; par le même raisonnement de sagesse sévère, ils purent se scandaliser outre mesure de petits balthazars où les bouchons des bouteilles de champagne partirent trop bruyamment, et ils ont pu apporter trop de rigueur à l’appréciation de quelques authentiques folies… Ces misères se doivent pardonner aisément, attendu qu’elles ne coûtèrent rien à ceux qui les dénoncèrent avec le plus d’âpreté. Les jouvenceaux parisiens, en effet, payèrent toutes leurs aventures et fredaines rubis sur l’ongle, et ils ne laissèrent de dettes nulle part, ce qui est un véritable fait d’armes. Par contre, ils firent pleuvoir sur la colonie et sur Winnipeg une petite pluie d’or. »

Mme Georges Vendôme, qui fut cuisinière à la résidence de Fannystelle, garda toujours la plus haute estime pour ces jeunes gentilshommes. Jamais, affirme-t-elle, elle n’entendit dans ce milieu une parole déplacée.


D’authentiques paysans français

Mais, hâtons-nous de le dire, les colons de Fannystelle ne se recrutèrent pas uniquement parmi les fils de famille noceurs et excentriques ; ils comptèrent également, Dieu merci, d’authentiques paysans français, qui y apportèrent les vertus traditionnelles de la race. Les anciens se rappellent avoir vu des hommes en blouse bleue et en sabots labourant les terres neuves du jeune établissement.

Parmi ceux de la seconde phase de colonisation, on remarque Émile Guyot, des environs de Annecy, qui signa ses contrats d’acquisition chez la comtesse même, à Paris, et devait rester cinquante ans à Fannystelle. Il y eut aussi la famille Mollot, originaire de Lyon. Le chef, Fortuné Mollot, était un bon peintre paysagiste, et sa femme, une artiste musicienne. L’aînée de leurs enfants, Gabrielle, qui avait eu comme professeur de piano le fameux Antoine Rubinstein, accompagnait les chantres, à l’église, sur le petit harmonium poussif de la première messe. Le chœur de chant était formé des jeunes Français, très assidus à l’office du dimanche. Dans les grandes circonstances, Mme Mollot chantait des duos avec l’institutrice du village.

Le Parisien Georges Duflos arriva dans le même temps. Il avait acheté les terres du comte de la Forrest-Divonne, qui devinrent les ranches Saint-Paul et Saint-François. Son père, ancien receveur des finances, et sa mère étaient venus pour voir à son installation. Un peu plus tard, la colonie recevait le vicomte Alain Magon de la Giclais, qui allait y faire pendant six ans de la culture et du commerce, et la famille Arnal, de Hure (Lozère), qui y demeure fermement implantée.

En 1895, la comtesse d’Albuféra était emportée par l’influenza, à l’âge de 39 ans. Elle avait souffert des attaques violentes dirigées contre son œuvre, mais elle eut la consolation de la voir chaleureusement approuvée par l’archevêque de Saint-Boniface.

Cependant, la situation a bien changé à Fannystelle, depuis les brillants débuts des premières années. Pierre Berlioz a ramené une compagne de France, mais le couple n’a pas réussi à s’acclimater. L’exubérant Pierre Rosenberg, délaissant la culture, a ouvert un magasin à Winnipeg, en société avec un compatriote du nom de Ferré. Son ami intime, Thomas, est devenu l’un des principaux collaborateurs de La Borderie à Saint-Malo et le jeune de la Houpilière est aussi retourné au même endroit. Louis Allart occupe encore son domaine de la Chevrequiert, mais on perd la trace de Félix de Caqueray. Quant à Joseph Le Verdois, nous le retrouverons plus tard dans un autre lieu.


Curés français de Fannystelle

Les premiers curés de Fannystelle furent des Français. L’abbé François-Noël Perquis desservit la paroisse, de Saint-Boniface, avant d’y résider. Le registre s’ouvre par le mariage du colon Henri Sance avec une Canadienne, Émilie Boucher, le 25 mai 1891. Après avoir 32