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Chapitre VIII


La Rivière-Tortue (Sainte-Rose-du-Lac), sur le lac Dauphin — Le lorrain Edmond Didion, le grand pionnier — Cruelle tragédie des débuts : un colon dévoré par les loups — Dures privations des premiers venus — Le fondateur religieux, le P. Eugène Lecoq — Du ranch et du magasin à la Trappe de Saint-Norbert — Nouvel afflux de colons — Des bancs de la Sorbonne au défrichement du sol et aux affaires — Sainte-Rose-du-Lac, la « Reine du Nord »


La Rivière-Tortue (Sainte-Rose-du-Lac), sur le lac Dauphin

Beaucoup plus au Nord, dans la région du lac Dauphin jadis appelée la Rivière-Tortue, une autre colonie se rattache aussi, par certains côtés, à la phase aristocratique des débuts. Un groupe de Français, parmi lesquels quelques fils de famille peu persévérants, y lutta dans des conditions particulièrement difficiles pour jeter les bases de Sainte-Rose-du-Lac, devenue l’une des belles paroisses du Manitoba. Il n’y avait là qu’une poignée de Métis, originaires pour la plupart de Saint-Vital, lorsque les premiers colons arrivèrent de France en 1891.

La désignation primitive de Rivière-Tortue venait du cours d’eau qui traverse le pays du sud au nord, ainsi appelé parce que ces animaux à carapace abondaient autrefois sur ses berges. Mais on a prétendu aussi que le mot Tortue pourrait être une déformation de Tortueuse, dont les Métis faisaient Tortue et que les Anglais traduisirent par Turtle. Quoi qu’il en soit, lorsque le vent soufflait du nord, il refoulait l’eau du lac Dauphin dans la rivière qui montait de plusieurs pieds sur une assez longue distance. Les brochets se précipitaient en masse dans ce contre-courant et restaient pris dans les rapides au moment du reflux. Ils étaient alors à la merci de quiconque se présentait pour les cueillir. Le transport de cette denrée, trop abondante pour être d’une grande valeur, occupait une partie des habitants à certaines époques de l’année. Des anciens se souviennent d’avoir vu des conducteurs de charrettes à bœufs se livrer à ce travail, le chef coiffé d’un haut de forme !… Ces pêches miraculeuses datent naturellement d’un passé lointain. Les tortues elles-mêmes ont fini par disparaître.

Une partie des premiers Français arrivés à la Rivière-Tortue étaient dirigés vers cet endroit par une société de dames catholiques de Paris placée sous le patronage de saint Michel. On y remarquait : Robert de la Tremblay, ancien officier d’infanterie de marine ; Jules Toysonnier, personnage un peu mystérieux ; le Parisien Louis Dupuich, qui avait femme et enfants ; Joseph de la Salmonière, de Segré (Maine-et-Loire), ancien élève de l’École d’Agriculture de Beauvais, filleul de Mgr Dupanloup ; Charles de Caqueray, de Vannes, venu un peu plus tard.

On entendit souvent nommer cette Société Saint-Michel, mais personne ne saurait dire exactement en quoi elle consistait. Il faut probablement y voir une organisation similaire, en miniature, aux Alcoholics Anonymous — une œuvre pour réhabiliter des jeunes gens de bonne famille en les envoyant vivre dans une région presque vierge, comme l’était alors Sainte-Rose-du-Lac. Le petit groupe semblait dirigé par ce Jules Toysonnier que nous avons déjà vu à Saint-Laurent, se livrant avec succès au commerce de chevaux. Mais on ne peut reconnaître à ses chefs ni à ses adhérents aucun droit au titre de pionniers ; car nul d’entre eux n’a fait souche dans la colonie et n’y a séjourné au delà d’un temps assez court.


Le lorrain Edmond Didion, le grand pionnier

Le lundi de Pâques de cette même année 1891, arrivaient à la Rivière-Tortue Edmond Didion et son fils aîné, Jules. La mère et les trois autres enfants — Berthe, Edmond et Marguerite — allaient les suivre quelques semaines plus tard. Cette famille doit être considérée comme la pionnière de l’endroit. Le grand esprit charitable et optimiste de son chef fut d’un grand secours à ses compatriotes dans les dures épreuves du commencement.

Edmond Didion, né à Puligny (Meuse), était commerçant en draps à Anvers. Il avait épousé une jeune fille d’excellente famille de la région d’Eupen, en Belgique, et en avait eu trois enfants. Celle-ci étant morte, il convola en secondes noces avec sa sœur qui devait lui en donner quatre autres, dont trois naquirent à Sainte-Rose. C’est en écoutant un marchand de ses amis, au retour d’un voyage d’affaires au Canada, parler avec enthousiasme de ce jeune pays plein de promesses, que l’idée lui vint d’aller y courir sa chance comme défricheur du sol. La vente du fonds de commerce réalisa une bonne somme qui le mettait en mesure, estimait-il, de s’établir là-bas dans des conditions avantageuses.

Sur le navire qui l’emmenait au Canada, Edmond Didion fit la rencontre d’un Lorrain comme lui, Eugène Perrin, qui, avec sa femme et sa fille, se dirigeait vers Saint-Claude ou