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négresses vouées aux appétits des matelots du Wapping, mais les horribles puanteurs de la canaille anglaise qui bave son trop-plein de porter et exhale de ses loques luisantes de crasse les vomissures de cinquante orgies.

Sur aucune de ces faces abruties par la débauche, mais que le vice tenait en éveil je ne vis l’étonnement ou la contrariété que devait apporter l’arrivée d’un intrus et d’un detective ; à peine si ostensiblement quelques yeux se tournèrent vers nous, mais je surpris entre les paupières baissées les éclairs de prunelles de fauves.

Le violon raclait furieusement, et nous venions à peine de prendre place que toutes les têtes se tournèrent vers la porte.

La femelle entrait.

Vingt ans, très brune, jolie, avec des yeux noirs qui semblaient nager dans l’ivresse, elle s’avançait un peu hésitante, répondant par de signes de tête à de nombreux Good night, Polly, lui souhaitant la bienvenue.

D’abord, en voyant le vide de la salle, elle fit une moue dédaigneuse, parut indécise ; puis, nous avisant, vint s’asseoir à nos côtés.

Il pleuvait à verse ; elle était toute mouillée ; les effiloquées de sa vieille robe de laine laissaient sur les briques des traces humides, et ses bottines trouées faisaient flac, flac.

Elle eut une petite toux sèche et serra son châle sur sa poitrine.

— Voulez-vous un grog ? demanda le detective.

— Oui, un grog au whisky. Un gros garçon joufflu et blond nous apporta avec le grog un pot de bitter ale. Elle but le grog et vida à moitié le pot. Puis elle alla à d’autres qui l’appelaient, se gorgeant de bière et de gin.

Et, tout à coup, faisant signe au violoneux, elle monta sur la table du milieu en s’aidant de l’épaule d’un jeune drôle à mine de furet, et le violon ayant entamé l’air Speed the plough, la gigue commença.

Les mouvements furent lents d’abord, puis se précipitèrent ; la fille s’anima, frappant du talon à crever la table, et le musicien ayant accéléré la mesure, elle sembla bientôt prise d’une folie hystérique. Alors se passa une scène étrange : le vieux jeu du clown, dans les cirques forains, lorsque vêtu en campagnard il se hisse sur un cheval, et, se dépouillant peu à peu de toutes ses hardes, paraît, aux yeux émerveillés, dans son maillot éclatant de paillettes. Ainsi, les unes après les autres, elles fit tomber toutes les parties de son misérable habillement. D’abord, le vieux chapeau de velours râpé, orné de fleurs trempées et roussies, puis le châle troué, puis le corsage, enfin la jupe.

Le gros garçon joufflu enlevait les hardes à mesure qu’elles tombaient, et la danseuse en chemise, ou plutôt en peignoir, continua une gigue folle au milieu des applaudissements des spectateurs.