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CUSA. 617

y a de qualités sensibles dans les objets. Par exemple, l’idée de la couleur ne ressemble en rien à la couleur elle-même. De là la nécessité de distinguer, pour chaque objet que nous percevons, comme deux formes ou deux images l’une qui représente véritablement l’objet sensible et qui a son siège dans l’imagination ; l’autre qui représente cette image elle-même et qui a son siège dans l’entendement.

On devine facilement les conséquences de cette théorie si nous n’atteignons pas les objets en eux-mêmes ; si, de plus, ils n’arrivent à notre connaissance que par deux intermédiaires qui, à certains égards, se contredisent ou du moins ne se ressemblent pas, il faut renoncer à la certitude et à la science proprement dite. Il n’y a pour nous que des conjectures et des opinions contradictoires et l’on ne trouvera pas autre chose dans l’histoire entière de la philosophie. Mais toutes ces opinions peuvent se résoudre en un point de vue supérieur, où toutes les oppositions disparaissent, où résident véritablement l’unité et l’harmonie. Ce point de vue, c’est l’infini. C’est là que Nicolas de Cusa essaye de se placer pour concilier entre elles les idées les plus inconciliables. Notre esprit, selon lui, image de la nature divine, renferme comme elle tous les contraires ; mais comme elle aussi il forme une harmonie, un nombre qui se meut lui-même, un être à la fois identique et divers. Il a la faculté de produire de lui-même les formes des choses par voie d’assimilation, et de pénétrer jusqu’à l’essence de la matière. Chacun de nos sens a pour tâche de nous assimiler la partie de la nature qui lui correspond. Cette activité de notre esprit, cette ressemblance qui existe entre sa nature et la nature divine est, aux yeux de Nicolas de Cusa, la preuve de son immortalité.

Nicolas de Cusa, à part quelques expressions pythagoriciennes, empruntées de la langue des mathématiques, parle de Dieu à peu près de la même manière que les philosophes de l’école d’Alexandrie. Il le met au-dessus de toutes les conceptions de l’intelligence et de toutes les dénominations de la parole humaine. On ne peut ni rien affirmer ni rien nier de lui, ni lui donner un nom ni lui en refuser un. Il n’est, en un mot, ni l’être ni le non-être (Dialog. de Deo abscondito). On n’arrive à lui qu’en rejetant, ou, pour nous servir de l’expression originale, qu’en vomissant hors de son esprit (vomere oportet) toutes les idées que nous avons acquises par les sens, par l’imagination et par la raison. C’est alors que nous atteignons « à cette intelligence absolument simple et abstraite, où tout est confondu dans l’unité (ubi omnia sunt unum), où il n’y a plus de différence entre la ligne, le triangle, le cercle et la sphère, où l’unité devient trinité et réciproquement, ou l’accident devient substance, où le corps devient esprit, où le mouvement devient repos, etc. » (De Docta ignorantia, lib. I, c. x, et lib. II, c. VII-X.)

Une des expressions que Nicolas de Cusa affectionne le plus en parlant de Dieu, c’est celle de maximum. Dieu est à la fois le maximum et l’unité absolue ; mais cette unité ne peut pas être conçue sans la trinité car l’unité engendre l’égalité de l’unité ; de l’égalité de l’unité et de l’unité elle-même naît le rapport par lequel elles sont liées l’une à l’autre. Nous portons d’ailleurs en nous-mêmes l’image de cette trinité car nous sommes obligés de distinguer en nous le sujet, l’objet de l’intelligence et l’intelligence elle-même. Nous la trouvons aussi dans l’univers,