Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/106

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arabe du xm° siècle, Djemâl-eddîn al-Kifti, qui a écrit un Dictionnaire des philosophes. nomme, à l’article Platon, comme ayant été traduits en arabe, le livre de la République, ce­lui des Lois et le Timèe ; et, à l’article éocrate, ]e même auteur cite de longs passages du Criton et du Pliédon. Quoi qu’il en soit, on peut dire avec certitude que les Arabes n’avaient de notions exactes, puisées aux sources, que la seule philosophie d’Aristote. La connaissance des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs se répandit bientôt dans toutes les écoles, toutes les sectes les étudièrent avec avidité. <· La doc­trine des philosophes, dit l’historien Makrizi, causa à la religion, parmi les Musulmans, des maux plus funestes qu’on ne peut le dire. La philosophie ne servit qu’à augmenter les er­reurs des hérétiques, et à ajouter à leur impiété un surcroît d’impiété » (de Sacy, liv. c, p. xxij). On vit bientôt s’élever, parmi les Arabes, des hommes supérieurs qui, nourris de l’étude d’A­ristote, entreprirent eux-mêmes de commenter les écrits du Stagirite et de développer sa doc­trine. Aristote fut considéré par eux comme le philosophe par excellence; et si l’on a eu tort de soutenir que tous les philosophes arabes n’ont fait que se traîner servilement à sa suite, du moins est-il vrai qu’il a toujours exercé sur eux une véritable dictature pour tout ce qui con­cerne les formes du raisonnement et la méthode. Un des plus anciens et des plus célèbres com­mentateurs arabes est Abou Yousouf Yaakoub ben-Ishâk al-Kendi (voy. Kendi), qui florissait au i.ve siècle. Hasan ben-Sawàr, chrétien, au xe siècle, disciple de Yahya ben-Adi, écrivit des commentaires dont on trouve de nombreux ex­traits aux marges du manuscrit de 1 ’Organon, dont nous avons parlé. Abou-Naçr al-Farabi, au xe siècle, se rendit célèbre surtout par ses écrits sur la Logique (voy. Farabi). Abou-Ali IbnSina, ou Avicenne, au xic siècle, composa une série d’ouvrages sous les mêmes titres et sur le même plan qu’Aristote, auquel il prodigua ses louanges. Ce que Ibn-Sina fut pour les Arabes d’Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoès, le fut, au xue siècle, pour les Arabes d’Occident. Ses commen­taires lui acquirent une réputation immense, et firent presque oublier tous ses devanciers (voy. Ibn-Roschd). Nous ne pouvons nous empêcher de citer un passage de la préface d’Ibn-Roschd au commentaire de la Physique, afin de faire voir quelle fut la profonde vénération des phi­losophes proprement dits pour les écrits d’Aristote:« L’auteur de ce livre, dit Ibn-Roschd. est Aristote, fils de Nicomaque, le célèbre philoso­phe des Grecs, qui a aussi composé les autres ouvrages qu’on trouve sur cette science (la phy­sique), ainsi que les livres sur la logique et les traités sur la métaphysique. C’est lui qui a re­nouvelé ces trois sciences, c’est-à-dire la logique, la physique et la métaphysique, et c’est lui qui les a achevées. Nous disons qu’il les a renouve­lées, car ce que d’autres ont dit sur ces matières n’est pas digne d’être considéré comme point de départ pour ces sciences… et quand les ouvra­ges de cet homme ont paru, les hommes ont écarté les livres de tous ceux qui l’ont précédé, l’armi les livres composés avant lui, ceux qui, par rapport à ces matières, se trouvent le plus près de la méthode scientifique, sont les ouvra­ges de Platon, quoique ce qu’on y trouve ne soit que très-peu de chose en comparaison de ce qu’on trouve dans les livres de notre philosophe, et qu’ils soient plus ou moins imparfaits sous le rapport de la science. Nous disons ensuite qu’il les a achevées (les trois sciences) ; car aucun de ceux qui l’ont suivi, jusqu’à notre temps, c’est-àdire pendant près de quinze cents ans, n’a pu ajouter à ce qu’il a dit rien qui soit digne d’at­tention. C’est une chose extrêmement étrango et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve réuni dans un seul homme. Lorsque cependant ces choses se trouvent dans un individu, on doit les attribuer plutôt à l’existence divine qu’à l’existence humaine ; c’est pourquoi les anciens l’ont appelé le divin » (comparez Brucker, t. III, p. 105).

On se tromperait cependant en croyant que tous les philosophes arabes partageaient cette admiration, sans y faire aucune restriction. Maimonide, qui s’exprime à peu près dans les mê­mes termes qu’Ibn-Roschd sur le compte d’Aris­tote (voy. sa lettre à R. Samuel Ibn-Tibbon, vers la fin), borne cependant l’infaillibilité de ce philosophe au monde sublunaire, et n’admet pas toutes ses opinions sur les sphères qui sont audessus de l’orbite de la lune et sur le premier moteur (voy. More nebouchîm, liv. II, ch. xxn). Avicenne n’allait même pas si loin que Maimonide; dans un endroit où il parle de l’arc-enciel, il dit:« xJ’en comprends certaines qualités, et je suis dans l’ignorance sur certaines autres ; quant aux couleurs, je ne les comprends pas en vérité^ et je ne connais pas leurs causes. Ce qu’Aristote en a dit ne me suffit pas ; car ce n’est que mensonge et folie » (voy. R. SchemTob ben-Palkéira, More hammoré, Presburg, 1837, p. 109).

Ce qui surtout a dû préoccuper les philosophes arabes, quelle que pût être d’ailleurs leur indif­férence à l’égard de l’islamisme, ce fut le dua­lisme qui resuite de la doctrine d’Aristote, et qu’ils ne pouvaient avouer sans rompre ouverte­ment avec la religion, et, pour ainsi dire, se dé­clarer athées. Comment 1 énergie pure d’Aristote, cette substance absolue, forme sans matière^ peut-elle agir sur l’univers ? quel est le lien en-+ tre Dieu et la matière ? quel est le lien entre l’âme humaine et la raison active qui vient de dehors ? Plus la doctrine d’Aristote laissait ces questions dans le vague, et plus les philosophes arabes devaient s’efforcer de la compléter sous ce rapport, pour sauver l’unité de Dieu, sans tom­ber dans le panthéisme. Quelques pnilosophes, tels cju’Ibn-Bâdja et Ibn-Roschd (voy. ces noms), ont écrit des traités particuliers sur la Possibi­lité de la conjonction. Cette question, à ce qu’il parait, a beaucoup occupé les philosophes; pour y répondre, on a mêlé au système du Stagirite^ des doctrines qui lui sont étrangères, ce qui fit naître parmi les philosophes eux-mêmes plusieurs écoles dont nous parlerons ci-après, en dehors des* écoles établies par les défenseurs des dogmes religieux des différentes sectes.

Pour mieux faire comprendre tout l’éloignement que les différentes sectes religieuses de­vaient éprouver pour les philosophes, nous de­vons rappeler ici les principaux points du sys­tème métaphysique de ces derniers, ou de leur théologie, sans entrer dans des détails sur la divergence qu’on remarque parmi les philoso­phes arabes sur plusieurs points particuliers de cette métaphysique. Quant à la logique et à la physique, toutes les écoles tant orthodoxes qu’nétérodoxes sont à peu près d’accord :

1“ La matière, disaient les philosophes, est+ éternelle ; si l’on dit que Dieu a créé le monde, ce n’est là qu’une expression métaphorique. Dieu, comme première cause, est l'ouvrier de la matière, mais son ouvrage ne peut tomber dans le temps, et n’a pu commencer dans un temps donné. Dieu est à son ouvrage ce que la cause est à l’effet ; or ici la cause est inséparable de l’effet, et si l’on supposait que Dieu, à une