sa tâche consiste à nous montrer les usages et les conséquences de certains principes de la nature humaine, dont l’existence doit être d’abord constatée par l’observation, c’est-à-dire par la psychologie. Or, quels sont les principes, quelles sont les idées de notre raison ou les faits de notre conscience sans lesquels la morale est impossible, non-seulement comme science, mais comme exercice de notre volonté, non-seulement en théorie, mais en pratique ? Le premier de tous, c’est incontestablement la liberté, c’est-à-dire le pouvoir que nous avons sur nos actions, la faculté qui nous a été accordée d’user comme il nous plaît de nos forces, soit de celles de notre esprit, soit de celles de notre corps, de les diriger vers un but ou vers un autre, au mépris même des instincts les plus puissants de notre nature, sans nous laisser arrêter par la douleur ni par la mort ; car, si la liberté n’existe pas, à quoi bon des lois pour la régir, et que signifient ces mots : obligation, devoir ? Si l’homme n’est pas responsable de ses œuvres, qu’y a-t-il à lui permettre ou à lui défendre ? que peut-on louer ou blâmer en lui ? en quoi consiste la différence de l’homme de bien et du méchant ? Cela même, c’est-à-dire l’impossibilité où nous sommes de pouvoir reconnaître sans elle aucune des lois de la morale, est une des meilleures preuves qu’on ait données de la liberté humaine. Mais, à vrai dire, la liberté n’a pas besoin d’être prouvée, parce qu’elle n’est point susceptible d’être sérieusement mise en doute. Nous sommes aussi certains de notre liberté que de notre existence : car l’acte par lequel nous nous assurons de notre existence et nous affirmons nous-mêmes, est un acte de réflexion, c’est-à-dire de liberté. Bien plus, la liberté n’est pas telle ou telle faculté de la nature humaine ; c’est l’homme lui-même, l’homme tout entier, l’être qui sent, qui pense et qui agit tout à la fois. Essayez, en effet, de retrancher l’un ou l’autre de ces attributs, ce ne sera plus la liberté que vous aurez, ou cette force vivante, intelligente, personnelle, que vous êtes, et par laquelle vous vous appartenez et vous distinguez de tous les autres êtres, mais une simple abstraction telle que la pensée seule, ou la seule sensibilité, ou cette faculté aveugle, impuissante et impossible que l’école a rêvée sous le nom de liberté d’indifférence. Sans le sentiment qui nous excite et nous anime, sans la raison qui nous éclaire ; en un mot, sans un mobile et sans un but, il nous est impossible d’agir ; autrement nous descendrions au-dessous même des forces aveugles de la nature, puisque la nature obéit à des lois, et que nous en serions totalement privés. Le jour où l’homme perd sa raison, il cesse d’être libre, et, comme l’exprime fort bien le nom de cette infirmité terrible, il ne s’appartient plus, il est enlevé à lui-même, alienus est a se. Aussi faut-il remarquer que les philosophes qui ont nié la liberté avaient commencé par la rendre impossible en mutilant la nature humaine et en substituant une abstraction à la réalité que la conscience nous atteste. Ainsi, comment s’étonner que la liberté n’ait pas été reconnue par ceux qui, dans l’homme, n’ont vu que des organes entièrement soumis à l’influence des agents extérieurs, ou des sensations fatalement enchaînées les unes aux autres, ou des idées dépourvues de toute activité et liées entre elles par les lois immuables de la logique, ou enfin cette force indifférente, aveugle et désordonnée dont nous parlions tout à l’heure ? Ces systèmes n’ont jamais pu se faire accepter dans la vie réelle ; car il est digne de remarque que les peuples qui ont accueilli le fatalisme comme un dogme religieux, ne lui ont jamais abandonné la législation ni la morale. Les Grecs pleuraient dans leurs théâtres sur les malheurs d’Œdipe, poursuivi par la haine du destin et innocent, malgré ses crimes ; mais leurs lois punissaient sévèrement l’inceste et le parricide. Un gouvernement musulman restera sans défense devant l’invasion de la peste, persuadé que nos jours sont comptés et qu’il n’y a aucun acte de prévoyance qui en puisse changer le terme ; mais il se gardera bien d’absoudre le pillage, le meurtre, la révolte, et de leur livrer la société, sous prétexte que nos actions, comme nos destinées, sont écrites d’avance dans le ciel. Les systèmes auxquels nous venons de faire allusion sont aujourd’hui abandonnés de la spéculation elle-même, où ils n’ont servi qu’à démontrer l’unité indivisible de nos facultés, et à nous donner une idée plus distincte, avec un sentiment plus profond de notre liberté. Mais ce n’est pas assez d’avoir raison du fatalisme philosophique et du fatalisme religieux, il faut repousser avec la même énergie le fatalisme historique ou la justification de tous les faits accomplis, de tous les crimes que la fortune a couronnés, de toutes les passions et les violences qui ont eu un jour de triomphe, de tous les scélérats qui ont tenu en main le gouvernail d’un État. L’homme est aussi libre dans l’histoire que dans sa conscience. Il n’est pas moins responsable envers la société tout entière qu’envers chacun de ses membres : car pourquoi le fond de sa nature serait-il changé dès qu’il monte sur un plus grand théâtre ? Comment concevoir qu’en entrant dans l’ordre politique il cesse d’appartenir à l’ordre moral ? Le sentiment, aussi bien que la raison, se soulève contre cette doctrine, et, malgré le talent avec lequel elle a été défendue, l’humanité ne confondra jamais ses bienfaiteurs avec ses bourreaux ; elle ne se persuadera pas qu’on la sert aussi bien en l’opprimant et en foulant aux pieds ses lois les plus saines, qu’en se sacrifiant pour son avancement et son bonheur.
Le second principe sur lequel repose la morale, et qui est tellement lié avec le premier qu’il faut absolument les admettre ou les rejeter ensemble, c’est l’idée du devoir. Le sophisme et l’esprit de système ne se sont pas moins attaqués au devoir qu’à la liberté, mais il n’a pas en nous des racines moins inébranlables : il s’adresse au sentiment comme à l’intelligence, il est une impulsion de l’âme en même temps qu’une vue de l’esprit, et, pour perdre ses traces, il ne suffit pas de se tromper, il faut commencer par se corrompre et par étouffer dans son cœur la voix de la nature. De là deux manières de constater son existence, l’une expérimentale et l’autre déductive. La première consiste à montrer que la distinction du bien et du mal est un fait universel de la nature humaine, un fait primitif, antérieur à toute éducation et à toute législation, qui éclate dans nos jugements lorsque, sans retour sur nous-mêmes, sans prendre conseil de nos intérêts, nous approuvons ou désapprouvons certaines actions, et qui pénètre dans notre sensibilité sous les formes du remords, de la satisfaction de conscience, de l’estime, du mépris, de l’indignation. La seconde nous fait concevoir le devoir comme une idée nécessaire de la raison ou comme une condition indispensable de la liberté, comme la loi commune de tous les êtres intelligents et libres. Nous n’emploierons ici que la dernière, parce que notre but n’est pas d’analyser ou de décrire les différents éléments de la nature humaine qui servent de base à la morale, mais d’en tirer les conséquences pratiques, après avoir constaté sommairement leur existence
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