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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/1142

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MORA
MORA
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fin que nous cherchons et les moyens par lesquels il nous est donné d’y atteindre, c’est ce que nous nous devons réciproquement et ce que chacun se doit à lui-même : c’est l’expression rigoureuse de nos devoirs et de nos droits. Enfin, nos droits et nos devoirs déterminent les règles d’après lesquelles nous sommes obligés de nous conduire, sous peine de nous dégrader ou de déchoir de notre qualité d’êtres raisonnables et libres ; elles sont les véritables conditions et les lois les plus élevées de notre nature, dont l’observation reçoit le nom de bien, dont la violation est appelée le mal. On ne peut pas dire, avec quelques philosophes, que la morale est l’art de nous rendre heureux, car cette définition, en supposant qu’elle s’applique à la même branche de nos connaissances et qu’elle l’embrasse tout entière, au lieu d’énoncer le problème, le suppose déjà résolu : elle établit en principe que le bonheur est la véritable fin de l’homme, le but suprême de toutes ses actions.

La morale est aussi ancienne que le genre humain. Avant d’être l’objet des méditations de la philosophie, elle a été enseignée par la religion comme une loi directement émanée du ciel ; elle a occupé les législateurs et même les poètes. Ce fait s’explique par la nature même des choses. Il n’est pas plus possible de concevoir une religion sans morale qu’une morale sans religion. Toute croyance religieuse, si imparfaite et si grossière qu’on la suppose, offre nécessairement à l’homme soit un modèle à suivre, soit un maître à satisfaire, c’est-à-dire une règle supérieure à celle qu’il pourrait fonder sur ses intérêts et ses passions. Un dieu qui ne demande rien, qui n’exige rien, qui demeure étranger à nos actions, n’est pas moins étranger à notre foi, et se réduit à une vaine abstraction, comme le dieu d’Épicure ou de Spinoza. Il est tout aussi évident qu’une législation qui ne s’appuierait que sur elle-même, c’est-à-dire sur les promesses et les menaces qu’elle est appelée à réaliser, sans faire appel à une autorité supérieure, sans invoquer aucun droit ni aucun principe, serait une œuvre condamnée d’avance. Aussi les plus célèbres législateurs de l’antiquité sont-ils ou des philosophes ou des personnages revêtus d’un caractère surhumain. Enfin, le poëte ne peut tirer de son imagination un type de l’humanité, il ne peut nous représenter nos passions, nos vices, nos luttes, nos douleurs, sans exprimer une opinion sur nos devoirs et nos droits, sur ce que nous sommes ou ce que nous devrions être, sans prendre parti pour le bien ou pour le mal. La morale se présente donc dans l’histoire sous une forme tantôt poétique, tantôt politique et tantôt religieuse, avant d’entrer dans le cercle des recherches philosophiques. Mais c’est à la philosophie qu’il appartient de la conduire à son dernier degré de perfection et de rigueur, en la dégageant des obscurités et des restrictions qu’elle emprunte nécessairement de l’imagination, du sentiment et des institutions politiques.

Confondue dans un même tout avec les autres objets de nos connaissances, entièrement subordonnée à la physique ou à la métaphysique, à ces ambitieuses cosmogonies qui ont occupé partout l’enfance de l’esprit humain, la morale n’est d’abord représentée dans l’histoire de la philosophie que par des opinions isolées et éparses, comme celles de Démocrite, d’Empédocle, de Pythagore, ou les maximes dont m compose la sagesse gnomique. Socrate est le premier qui l’ait élevée au rang d’une véritable science. Voyant i.i philosophie égarée dans le champ des hypothèses, et tellement discréditée qu’eue n’était plus, entre les mains des sophistes, qu’un art dangereux ou un amusement frivole, il voulut, en la fondant sur la connaissance de nous-mêmes, c’est-à-dire des lois et des facultés de notre esprit, la faire servir surtout à nous diriger dans nos actions, à nous rendre meilleurs et plus heureux. Il ne faut pas croire, en effet, que Socrate ne poursuivait que la réforme de la science, en lui appliquant le précepte du temple de Delphes : il se proposait en même temps la réforme des mœurs, car, ces deux tâches se confondant dans sa pensée, il ne pouvait pas comprendre que la science eût un autre but que la vertu, ni qu’on arrivât à la vertu par un autre chemin que la science. Il voulait donc que la philosophie se renfermât dans la morale, et que la morale prit pour base l’observation de la nature humaine. Platon, en mesurant l’étendue de la philosophie à celle de son génie, a aussi élargi le cercle de la morale. Il y fait entrer la politique, la législation, l’éducation, et même l’éloquence et les beaux-arts. Sa République est un véritable traité de morale, tel qu’on pouvait l’attendre d’un esprit aussi synthétique que le sien, et d’une philosophie fondée tout entière sur la dialectique. Si Socrate et Platon ont fondé la morale sur la seule base que la philosophie puisse admettre, c’est-à-dire les éléments naturels fournis par la conscience et la raison, Aristote lui a donné son nom, lui a assigné sa place légitime dans l’ensemble des connaissances philosophiques, et, tout en méconnaissant son principe, lui a consacré un monument qui a servi de modèle pendant de longs siècles. Dès ce moment la morale fut constituée et prit le rang, non d’une science indépendante, mais d’une partie distincte et indispensable de la philosophie. Tout système philosophique, quels que fussent ses principes, sa forme ou ses résultats, même le scepticisme, fut obligé de fournir un système de morale, et les progrès de la société venant se joindre à ceux de la science, les peuples ne voulant pas reconnaître d’autre autorité, d’autres institutions que celles qui reposent sur la raison et sur le droit, la morale est devenue la préoccupation dominante de tous les esprits ; les questions qu’elle est chargée de résoudre figurent au premier rang parmi celles qui agitent aujourd’hui le monde, c’est-à-dire que la raison humaine en a pris décidément possession, résolue à n’accepter d’autres solutions que les siennes.

Pour se faire une idée exacte et complète de la morale, sans avoir besoin d’examiner en détail chacun des problèmes qu’elle embrasse, il faut se demander, d’abord, quels sont les principes sur lesquels elle repose, et d’où elle dérive tous ses préceptes, toutes ses lois particulières, toutes ces règles qu’elle nous prescrit sous les noms de droits et de devoirs ; ensuite quelles sont les actions ou les relations humaines auxquelles ces principes sont applicables ou qui tombent sous l’empire de la morale : par conséquent, quelle est l’étendue, quelles sont les limites, quelle est la division de cette science, quelles sont les questions auxquelles elle doit répondre ; enfin, il faut comparer les besoins de la science avec les résultats qu’elle a déjà produits, c’est-à-dire avec les principaux systèmes qui la représentent et les éléments qui forment aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler la civilisation morale du genre humain ; il faut rechercher ce qu’il y a d’utile, de vrai, de définitif dans ces résultats, et ce qu’ils laissent encore à faire à l’avenir. Tels sont aussi les trois points sur lesquels nous allons porter successivement notre attention.

I. La morale, comme nous l’avons déjà remarqué n’est pas une science indépendante et capable le de se suffire à elle-même, ainsi que les mathématiques ou la métaphysique ; elle n’est qu’une science d’application et de déduction ;