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MORA
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l’amour en est absent ou qu’il n’y tient pas la première place, la famille n’est pas véritablement constituée, et ce que nous prenons pour elle est un asservissement plus ou moins complet du sexe et de l’âge le plus faible au plus fort. Tel fut son caractère dans l’antiquité. Aussitôt que l’amour vient à l’abandonner, et que l’intérêt, la vanité ou quelque autre principe s’est substitué dans son sein aux sentiments de la nature, on peut la regarder comme dissoute. Cependant il faut bien aussi y admettre le devoir, source unique du droit, règle suprême de toutes nos actions, et hors duquel l’amour n’est qu’une passion sans dignité, sans durée et sans but.

On distingue dans la famille deux sortes de devoirs, et, par conséquent, deux sortes de droits : ceux qui regardent les époux et ceux qui concernent les parents et les enfants. Il est défendu à la personne humaine, quelles que soient sa misère et sa faiblesse, de se dégrader au rang d’une chose, de se dépouiller de son être moral pour servir uniquement aux plaisirs et aux passions de ses semblables. Pour la même raison, il est défendu aux autres de la réduire à cette condition, soit par la séduction, soit par la force, ou de l’y maintenir quand elle y est déjà. Donc un homme et une femme ne peuvent appartenir l’un à l’autre que sous la condition de substituer, dans leurs relations mutuelles, l’égalité morale, ou la réciprocité parfaite des droits et des devoirs, à l’inégalité naturelle qui existe entre eux. Cette réciprocité parfaite ne peut se réaliser qu’au moyen d’un contrat par lequel l’homme et la femme s’engagent à mettre en commun, pour toute la durée de leur vie, leurs âmes et leurs corps, leurs volontés, leurs personnes. Tel est le principe sur lequel repose la société conjugale et d’où découlent les obligations réciproques des époux. Celles des parents envers leurs enfants dérivent du même principe, c’est-à-dire de la dignité absolue de la nature humaine. En effet, l’homme serait ravalé au rang d’une chose si l’on pouvait, sous les seules conditions de la volupté et de l’instinct, lui donner la vie sans être attaché à lui par aucun lien, sans penser à ce qu’il deviendra un instant après sa naissance. Appeler à l’existence un être humain, c’est donc se charger de son éducation, c’est prendre l’engagement d’être sa providence, d’écarter de lui la souffrance, le besoin, de développer les forces de son corps et les facultés de son esprit, jusqu’à l’heure où il pourra, physiquement et moralement, se suffire à lui-même. Ce devoir des parents envers leurs enfants est aussi la source de leurs droits, c’est-à-dire de l’autorité paternelle, naturellement limitée par le principe d’où elle dérive, c’est-à-dire par les besoins de l’éducation. (Pour plus de détails, voy. Famille.)

3° C’est sous l’égide sacrée de la famille que nous sommes appelés et préparés à la vie, à la vie morale aussi bien qu’à la vie physique : mais il faut une institution plus puissante et plus vaste pour nous en assurer la puissance et nous fournir les moyens d’en atteindre le but, en appuyant la justice par la force, et en plaçant les droits, la liberté de chacun, sous la sauvegarde de tous. Cette institution, c’est la société civile ou l’État.

La société est un fait avant d’être constituée en droit, et cela se comprend aisément, puisqu’elle n’est pas moins nécessaire à notre existence physique qu’à notre existence morale. Montrer comment elle a commencé et s’est développée peu à peu, sous l’empire de quelles circonstances et par quelle suite de révolutions se sont formés la plupart des peuples, c’est la tâche de l’historien, de L’historien philosophe ; le moraliste ne s’occupe que du but général que la société doit chercher à atteindre, et des principes par lesquels se mesurent tous ses progrès, auxquels doivent se conformer toutes ses lois, sans distinction de la forme sous laquelle elles sont promulguées. Il n’est pas besoin, en effet, de démontrer que s’il y a des règles éternelles du bien et du mal, s’il y a des droits et des devoirs reconnus par la conscience, la volonté de tous est obligée de s’y soumettre comme celle d’un seul, et que toute loi n’est pas juste par cela seul qu’elle émane du plus grand nombre.

Le but de la société, et par conséquent son premier devoir, est d’assurer à chacun de ses membres les droits qui résultent de notre nature morale, et qui ont pour caractère d’être exigibles par la contrainte, en vertu de cet axiome : « Contre le droit il n’y a pas de droit. » La société, en cela, est soumise à la même loi que l’individu, car le premier devoir qui lie entre eux tous les hommes, est de respecter, les uns dans les autres, les droits qui appartiennent à tous. Mais c’est en vain, comme nous l’avons déjà fait remarquer, que la société voudra assurer à chacun de ses membres la jouissance de ses droits si elle ne le met pas en état de connaître ses devoirs, si elle ne lui aide pas à développer ses facultés, et ne met pas à sa portée, autant que cela est possible, les moyens d’atteindre le but de son existence. Il est donc impossible que l’action de la société soit purement négative ou se borne à la répression du mal : il faut aussi qu’elle poursuive un but positif, et que, dans la mesure où elle le peut, sans étouffer la liberté, elle s’applique à la réalisation du bien. En un mot, le droit ne suffit pas pour servir de base à l’ordre social ; le droit lui-même ne saurait subsister si on ne lui donne pour auxiliaire l’amour, ou, comme on voudra l’appeler, l’humanité, la charité.

La société une fois reconnue l’unique sauvegarde de notre existence physique et morale, le seul état où l’homme puisse atteindre sa destinée, il est évident que tous les droits dont elle nous garantit l’usage et toutes les institutions qu’elle renferme dans son sein doivent être subordonnés aux conditions de sa sécurité et de sa durée. De là résulte pour l’État un droit de surveillance pour tout ce qui peut avoir une action publique, sur tout ce qui exerce une influence réelle, soit sur la société tout entière, soit sur une partie de la société, comme l’enseignement, la religion, l’exercice de certaines professions et les associations de toute nature. Une institution publique ou une association affranchie de cette loi jouirait, non de la liberté, mais de la souveraineté ; elle serait un État dans l’État.

Mais puisque, comme nous venons de le démontrer, l’on ne peut séparer la répression du mal de la réalisation du bien, il est aussi dans les droits de l’État d’agir directement, par ; l’exemple ou la persuasion, sur les idées, sur les sentiments et sur le bien-être des citoyens. Il faut ici se mettre en garde contre deux excès, également funestes : ce faux libéralisme qui voudrait réduire le gouvernement ou l’action de la société aux étroites proportions de la police, et ces dangereuses utopies qui tendent à anéantir l’individu au profit de l’État.

L’État, dont nous venons d’indiquer les devoirs et les droits, c’est la totalité des citoyens ou la société tout entière. Or, la société tout entière ne peut pas agir par elle-même sur chacun de ses membres, et, si l’on peut s’expri-