Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/152

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de quoi devenir elle-même un principe d’action : elle supporte le mouvement, mais elle ne le donne à rien. La quantité, nombre et étendue, pèse sur elle comme un fardeau et la tient immobile. Telle est la hiérarchie des choses créées, depuis la plus noblejusqu’à la plus vile. Il n’y a pas d’hiatus dans la série : chaque terme supérieur est comme une cause pour l’inférieur, et l’inférieur comme une matiere pour le su­périeur. L’idée de cause elle-même ne rend pas un compte exact de ces rapports multiples ; concevons que chaque substance s’épanche et rayonne, qu’elle fait passer sa force dans une autre, non pas comme une chose qui lui soit étrangère, mais comme une qualité qui lui reste propre, ainsi que la chaleur reste dans le soleil tout en échauffant les corps. Peut-être même cette sorte d’émanation représente-t-elle encore faiblement les relations des substances entre elles : il vaudrait mieux dire qu’elles s’envi­ronnent, ou plutôt encore qu’elles sont les unes dans les autres, que chacune d’elles est comme un lieu, un espace pour une autre, l’intellect pour l’âme rationnelle, celle-ci pour l’âme sen­sitive, etc. Bref, et pour dire le dernier mot, « en général une substance réside dans une autre comme les couleurs dans les surfaces, les surfaces dans les solides^ ou mieux encore comme les actes de l’âme resident dans l’âme ellemême. » Ainsi tout à l’heure l’univers nous pa­raissait livré à une diversité excessive ; les êtres s’y multipliaient au gré de l’imagination du phi­losophe ; et maintenant ces fantômes auxquels il a prêté la vie s’évanouissent dans l’unité de l’être ; ces diverses substances ne sont les unes par rapport aux autres que des qualités par rapport à un sujet, ou comme le dira Spinoza, des modes par rapport à une substance. La der­nière, « celle qui environne tout et porte tout, *> c’est cette grande fiction de l’intelligence univer­selle, qui conduisit bientôt Averroès à ce système que Leibniz appelle le monopsychisme.

L’intelligence universelle est la première des substances simples ; mais n’y a-t-il rien au-dessus des substances ? Même à cette hauteur, on discerne toujours ces deux éléments de la matière et de la forme, et par conséquent on est obligé de monter plus haut jusqu’à un principe qui puisse les unir et les tenir ensemble. En d’autres termes, c’est là la limite de la nature naturée le mot n’est pas d’Ibn-Gebirol, mais on le dira dans ce sens bien avant Spinoza et il reste encore à découvrir les mystères de la nature naturante. A la rigueur on pourrait peut-être s’en dispenser ; car la ma­tière et la forme réunies ont en elles la raison même de leur existence, impliquée dans leur essence (liv. V, 30), elles sont une sorte d’être nécessaire et eternel. Mais ce qui empêche la pensée de s’j arrêter comme au premier principe, c’est précisément cette unité qui ne s’explique pas par elle-même, et qui de deux choses, à savoir la matière et la forme Spinoza dira la pensée et l’étendue fait une seule et même chose. Il y a donc quelque part une vertu unissante, qui combine en un seul tout l’idée et son objet. C’est Dieu, qui peut se définir « l’un agent, » et dont l’unité domine tout, pénètre dans tout, retient tout (liv. V, 53). On l’entrevoit à peine par delà le point où l’esprit rencontre la matière et la forme qui sont « comme deux portes fermées. » Mais celui qui les ouvre, a atteint la perfection et est devenu un être spirituel et divin, « on mouvement s’arrête et sa jouissance est perDétuelle. » Dans cette unité à laquelle on ne s’élève qu’en se séparant des choses sensibles procédé qui ressemble à l’extase dans cette unité existe « tout l’être spirituel et corporel, et réciproque­ment son essence existe en chaque chose. « La première impression qu’elle fait sur la matière et la forme, les unit ; à la rigueur, la forme est antérieure et Dieu la connaît d’abord, mais elle n’existe pas « un clin d’œil, » sans la matière. Elle y est unie éternellement, car l’acte de Dieu ne peut tomber sous le temps ; elle y est unie par « un procédé nécessaire, » de même que la matière elle-même est produite nécessairement. Entre elles et Dieu, il n’y a pas d’intermédiaire, pas plus qu’on n’en peut découvrir entre un et deux. Aussi l’union est-elle plus forte dans les sphères supérieures, elle tend à se relâcher dans les autres, et dégénère tout au bas, où commence la matière corporelle. Pourtant même à l’extré­mité inférieure, où éclate la division, on retrouve encore les traces de l’impression de l’unité, une sorte de tendance à se rapprocher, d’attraction qui pousse les individus, les espèces, les genres à s’unir, à se rassembler « au moyen d’une chose qui les met d’accord. » La matière tout entière se meut vers l’unité, qui en définitive est Dieu ; elle l’aime, elle y aspire. Mais, dira-t-on, comment le monde peut-il aimer Dieu, sans lui ressembler ?

Illui ressemble en quelque mesure, et d’ailleurs faut-il ressembler à la lumière pour se tourner vers elle et en recevoir un rayon ? Comment ce monde qui n’est pas intelligent, avant d’être uni à la forme, c’est-a-dire à l’esprit, se meut-il déjà pour la recevoir, pour la chercher ; possède-t-il le mouvement et l’amour sans avoir la connais­sance ? Ibn-Gebirol répond avec subtilité qu’avant toute chose la matière a toujours un peu de lumière, comme l’air au lever de l’aurore ; ce n’est pas la nuit absolue ; il ne lui en faut pas plus pour désirer en recevoir davantage. De là une sorte d’aspiration vers la lumière, la vie, et la perfection, qui travaille déjà les profondeurs les plus obscures du monde. La matière naturelle, c’est-à-dire la substance étendue, se meut pour atteindre la forme des quatre éléments ; puis elle aspire à prendre la forme des minéraux, plus haut encore celle des végétaux, celle des animaux, à s’imprégner enfin de raison, et à s’élever jusqu’à l’intellect universel, limite et mesure de tout ce progrès, où tout mouvement va cesser.

L’unité, la forme, Dieu d’une part, et de l’autre la matière, voilà les principes de toute réalité. Mais l’esprit religieux du philosophe israélite, imbu des préceptes de la loi mosaïque, a cherche à atténuer les conclusions d’un système qui aboutit clairement à l’unité substantielle de Dieu et du monde. Entre l’unité pure et la diversité^ il a placé un principe intermédiaire qu’il a appele la volonté. « C’est, dit-il, une faculté divine qui fait la matière et la forme et les lie ensemble, qui pénètre du haut dans le bas comme l’àme pénètre dans le corps et s’y répand ; qui meut tout et conduit tout » (liv. V, 60). Elle est comme l’écrivain, la forme est l’écriture, et la matière le tableau ou le papier. Elle produit dans la matière de l’intellect l’existence, qui est la forme des formes ; dans la matière de l’àme, la vie et le mouvement ; dans la matière de la nature, la locomotion. Toutes les substances sont mues par elle, comme notre corps par notre volonté. C’est d’elle que la forme sort, comme l’eau de sa source ; c’est d’elle que la matière reçoit la forme, comme le miroir reçoit l’image de celui qui y regarde. Elle n’est pas la même chose que la forme ; elle la meut, la mesure et la partage. Elle est infinie quant à son essence, et bornée quant à son action. Telle est la conception la plus originale de la Source de vie ; elle pénètre au milieu de ce néo-platonisme pour lequel elle n’est pas faite, et s’accorde mal avec l’ensemble de la | doctrine. Elle permet sans doute au croyant de parler