Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/153

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de la création, et de la présenter comme un acte libre : mais elle ne peut faire oublier tant de paroles qui sont la négation la plus absolue de l’acte créateur. Non-seulement dans le monde créé il y a émanation d’une substance à l’autre, ou pour mieux dire, une seule substance diverse­ment modifiée, mais encore au-dessus même de l’intellect, la volonté elle-même ne fait que s’épancher en toute chose avec la forme qui est en elle, et qui en sort comme l’eau sort de sa source ; elle pénètre la matière, elle y fait im­pression : voilà tout son rôle ; cette matière, si elle la crée, n’est que le développement même de son essence ; si elle ne la créé pas, ce qui paraît bien l’opinion d’Ibn-Gebirol, elle est à côté d’elle un principe mal défini, coéternel à Dieu ; et dans tous les cas il n’y a là rien qui ressemble à l’idée d’un monde distinct de Dieu et tenant pourtant de lui tout ce qu’il a d’être. Étrange volonté, cause de l’intelligence sans la­quelle on ne la conçoit pas ; singulière intelli­gence produite par une puissance qui elle-même ne connaît rien ! Le philosophe ne parvient pas à combiner deux dogmes qui répugnent l’un à l’autre. A-t-il mieux réussi à sauvegarder la liberté de l’àme ? c’est le sentiment de M. Franck, dont l’autorité est grande en ces matières. 11 faut reconnaître avec lui qu’il ne témoigne nulle part cette sorte de haine de la personnalité, et cette impatience de s’absorber en Dieu, qui éclatent dans les écrits de Plotin et de Proclus. Mais quelle individualité peut-on attribuer à une âme qui est une émanation de la substance ra­tionnelle « qui pénètre le monde entier et s’y enfonce ? » Elle est en quelque sorte une idée :

« l’idée de la forme est une avec la forme de l’âme ; car l’une et l’autre sont des formes, et les formes particulières, savoir toutes les formes sensibles, se réunissent dans la forme univer­selle, c’est-à-dire dans celle qui renferme toutes les formes. Ces formes particulières se réunissent par conséquent dans la forme de l’âme, parce que la ïorme universelle qui les renferme toutes se réunit avec la forme de l’âme (liv. III, 25). » Tel est le système ; il est facile d’en marquer l’origine. On ne le rattachera pas au péripaté­tisme ; et quoique les idées et la terminologie d’Aristote y soient souvent reproduites, on n’y verra qu’une étrange corruption de cette grande doctrine. L’esprit en est plus franchement pla­tonicien, mais d’un platonisme qui a passé par Alexandrie et s’est compliqué des emprunts faits à d’autres écoles et même aux cosmogonies orientales. En un mot, les véritables maîtres du juif de Malaga ce sont Plotin et Proclus. Pour­tant il est douteux qu’il les ait jamais lus : les Arabes au milieu desquels il vivait ont peu connu le dernier, et ils ont ignoré le nom du premier, de Plotin, dont les idées se retrouvent à chaque page de la Source de vie. Comment sont-elles parvenues jusqu’à lui ? Ce n’est pas par des textes originaux, puisqu’il les attribue de bonne foi à Platon. 11 les a puisées sans doute dans ces compilations néo-platoniciennes, si multipliées vers le déclin de l’école, circulant sous les noms de philosophes anciens, et que les Arabes tradui­sirent, bien persuadés qu’elles étaient les œuvres d’Empédocle, de Pythagore, de Platon, d’Aris­tote. Il est certain que dès le ixe siècle les musulmans possédaient des versions de ces livres apocryphes^ qui gardèrent leur crédit jusqu’au moment ou AI-Farabi et Ibn-Sina firent con­naître un péripatétisme plus pur.

Quelle fut la destinée de ce système qui malgré des défauts trop visibles est un événement im­portant dans l’histoire de la pensée ? Il paraît, être resté à peu près inconnu de ceux qui pou­vaient le mieux en profiter, des Arabes et des Juifs. Le premier musulman philosophe qui ait brillé en Espagne est Ibn-Bâdja ou Avempace ; il est disciple du grand péripatéticien d’Orient, d’Avicenne, et il ne paraît connaître ni le nom ni les doctrines d’Ibn-Gebirol ; Averroès donne un grand développement à une des théories de la Source de vie, celle de l’intellect universel, mais il ne l’emprunte pas à cet ouvrage. Les juifs semblent eux-mêmes l’oublier ; son nom n’est cité ni par Maimonide, ni par les kabbalistes, quoique ces derniers aient pu le connaître et introduire dans leurs doctrines, dont les com­mencements sont bien plus anciens, quelquesunes de ses idées. Les littérateurs et les com­pilateurs sont les seuls qui gardent son souvenir, et M. Munk a reproduit quelques-unes de leurs mentions ; il y est généralement décrié comme s’étant révolté contre la communion Israélite. En revanche il s’introduit de bonne heure dans les écoles chrétiennes, sous le nom d’Avicebron, et grâce à une traduction faite par Dominique Gundisalvi, vers le milieu du xne siècle. Ses idées y causèrent une profonde émotion, qui se prolongea jusqu’au déclin de la scolastique ; il initia ces esprits curieux et hardis, malgré leur apparente soumission, à une philosophie péril­leuse qui en ramena plus d’un dans la voie où Jean Scot Érigène s’était déjà égaré. Dès le commencement du xme siècle il y a à Paris, et autour de Paris, de véritables cénacles de pan­théistes, dont les chefs les plus connus, con­damnés en 1209 avec leurs disciples, sont Amaury de Bène et David de Dinan, qui pourraient avoir lu la Source de vie. Après eux le nom d’Avicebron est répété par tous les docteurs ; Albert essaye de réfuter sa théorie de la matière universelle, et celle de l’intellect actif ; saint Thomas sunstitue aux critiques puériles de son maître une réfutation qui fait honneur à sa clairvoyance ; Roger Bacon, au contraire, adopte hardiment l’ensemble du système, tout en le corrigeant. Duns Scot ne craint pas non plus de se placer sous ce patronage suspect : Ego autem redeo ad positionem Avicebronis, s’écrie-t-il ; et il en tire les conséquences naturelles, en confondant tous les êtres comme des accidents dans l’unité la plus générale, in ratione entis. Au xvie siècle, Giordano Bruno cite, admire et interprète à son profit cet Avicebron qui, dit-il, regarde les formes comme des accidents et la matière comme la seule substance. Spinoza l’a-t-il connu ? il serait téméraire de l’affirmer ; mais il n’y a pas loin de la doctrine de l’identité de la matière et de la forme, à celle de l’union substan­tielle de la pensée et de l’étendue.

Consulter : S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1857-59, 2 vol.

Seyerlen, Annales de théologie, publiées à Tubingue, t. XV et XVI.

Ad. Franck, Études orientales, Paris, 1861, p. 361.E. C.

AVICENNE, voy. Ibn-Sina.

AXIOME. Ce terme, dont l’usage paraît trèsancien, n’a été employé d’abord que par les ma­thématiciens pour désigner les principes mêmes de leur science, ou un certain nombre de pro­positions d’une évidence immédiate et servant de base à toutes leurs démonstrations. C’est ce qui résulte d’un passage de la Métaphysique d’Aris­tote (liv. III, ch.m), où ce philosophe se demande si la science de l’être ou de l’absolu ne doit pas aussi s’occuper de ce qu’en mathématiques on appelle du nom d’axiomes. Pour lui, il donne à ce mot une signification plus étendue ; car il l’applique sans distinction à tous les principes qui n’ont pas besoin d’être démontres, et sur lesquels