faille s’arrêter au point où ils ont cessé de travailler : ils ont planté l’arbre de la science, c’est à d’autres à lui faire produire tous ses rameaux et tous ses fruits ; la tâche est infinie, « et quand un homme vivrait pendant des milliers de siècles, il apprendrait toujours sans parvenir à la perfection de la science. » Les anciens sont donc nos maîtres, à condition qu’on les dépasse, et, en réalité, « ce sont les derniers venus qui sont les anciens, puisqu’ils profitent des travaux de ceux qui les ont précédés. » Ainsi, il propose à des esprits satisfaits de leur immobilité la perspective du progrès, et en trouve une formule presque aussi nette que celle de Pascal. Mais, en attendant, il comprend qu’il faut faire sortir de son isolement la civilisation chrétienne, exposée à mourir d’inanition, depuis qu’elle a brisé la chaîne des traditions de l’antiquité. Il veut la retremper aux sources du génie grec, hébreu, arabe, lui faire connaître tant d’ouvrages, écrits dans des idiomes qu’elle ne comprend pas, lui rendre avec un Aristote authentique les philosophes de la Grèce, et tous les Juifs, et tous les Arabes qui ont traduit, commenté ou développé leurs doctrines. Lui-même a appris l’hébreu, le chaldéen, l’arabe, le grec ; il a fait chercher partout des livres ; mais il faudrait pour cette œuvre la richesse et la puissance d’un roi ou d’un pape ; il y a là des trésors que l’Orient réserve aux peuples latins, et Bacon se désespère de l’indifférence qui en fait négliger la recherche. Qu’on ouvre des écoles, qu’on cherche des maîtres, qu’on l’emploie lui-même, et qu’on inscrive surtout au premier rang parmi les études obligatoires « celle des langues savantes. » Il pressent donc et il appelle la révolution que le xvie siècle consommera en retrouvant, par delà les ténèbres du moyen âge, les grandes lumières du génie antique.
On ne peut adresser à la scolastique aucun autre reproche que Bacon ne lui ait déjà fait, souvent en l’exagérant. Les scolastiques se défient des mathématiques, qu’ils confondent volontiers avec la magie ; il les exalte, et dans son plan d’études, il leur donne la première place après la connaissance des langues. Ils ont le culte de la logique abstraite ; il la dédaigne, estime que l’homme le plus simple en remontrerait aux raisonneurs de profession, et va jusqu’à mettre au-dessus de tout VOrganon d’Aristote, ses deux traités de la Rhétorique et de la Poétique, qui sont, dit-il, sa véritable et pure logique. Le même contraste entre leur pensée et la sienne éclate dans l’idée qu’il se fait de l’usage des sciences : il les apprécie surtout, en véritable Anglais, parce qu’elles contribuent au bien-être et aux agréments de la vie. La métaphysique, qu’il a pourtant approfondie, lui paraît devoir etre une sorte de philosophie des sciences, « comprenant les idées qui leur sont communes, et propre à leur donner leur forme, leurs limites et leur méthode. » A la physique générale, celle d’Aristote et de l’école, il préfère l’alchimie, non pas seulement celle qui poursuit la transmutation des métaux, mais celle qu’il appelle théorique, qui traite aes combinaisons des minéraux, de la structure des tissus des animaux et des végétaux, et qui est profondément ignorée dans les universités. En toute chose il tient en honneur les sciences qu’on dédaigne, et qui peuvent s’appliquer à la construction des villes et des maisons, à la fabrication de machines destinées à augmenter la puissance de l’homme, à l’art de cultiver la terre et d’élever des troupeaux, à la connaissance et à la mesure du temps ; on peut même dire, sans forcer sa pensée, qu’il devine quel essor elles peuvent donner à l’industrie
humaine. Bref, il est, comme on l’a écrit, un positiviste à sa manière. 11 a pourtant le sentiment de la forme littéraire ; il fait des efforts, le plus souvent inutiles, pour retrouver en écrivant les traditions de l’antiquité ; il déplore le langage barbare des auteurs, sans pouvoir en employer un beaucoup meilleur ; il gémit de leur dédain pour la « beauté rhétorique, » se raille du mauvais goût des prédicateurs et de la grossièreté des chants d’eglise. L’antiquité, si peu qu’il l’ait connue, réveille en lui cette délicatesse, et il n’est pas moins révolté de la pauvreté de la forme que de la stérilité du fond.
Ses doctrines philosophiques, il est facile de le prévoir, sont surtout remarquables par leur caractère critique : il semble moins desireux de résoudre les questions alors agitées que de les supprimer, ou du moins de les simplifier. Il ne manque pas de subtilité ni de profondeur, mais il n’a pas le génie de saint Thomas ou de Duns Scot. Ses opinions l’inclinent naturellement vers le nominalisme, mais il a des retours imprévus vers l’autre doctrine, et généralement il prend le contre-pied des théories thomistes. Voici, du reste, un court exposé de ses idées sur l’universel, sur la matière et la forme, sur la connaissance.
Les idées universelles sont l’objet de la science ; si elles sont de simples mots, la science n’est qu’une combinaison de paroles ; si elles sont de pures conceptions, elle n’a pas de valeur hors de l’esprit, et Bacon repousse ces deux opinions qui la détruisent. D’un autre côté, il est convaincu que l’individu seul est réel ; il a même le vif sentiment de la personnalité, et l’exprime d’une manière qui n’est pas commune en son temps. Il veut, dit-il, se fonder sur la dignité de l’individu, super dignitatem, individui. Le monde a été fait pour des individus et non pour l’homme universel ; ce sont des personnes et non des universaux qui ont été rachetées par un Dieu, et quand il n’y en aurait qu’une seule, elle vaudrait mieux que tous les universaux du monde. L’espèce et le genre ne sont-ils donc que des abstractions ? Non ; l’individu est double, et il y a en lui deux sortes de caractères : les uns lui sont propres, constituent son unité et son identité, et subsisteraient encore quand même il serait seul ; les autres lui sont pour ainsi dire extérieurs et résultent de sa ressemblance avec d’autres êtres ; les uns ont en euxmêmes une existence fixe et absolue ; les autres, sans être tout à fait des accidents, ne sont pas cependant l’essence même des choses auxquelles ils appartiennent ; en d’autres termes, d’un côté il y a un être, et de l’autre un rapport. Les universaux sont des rapports ; mais des rapports entre des choses réelles sont très-réels ; ce n’est pas l’esprit qui les crée, en les connaissant ; ils subsistent aussi bien que les termes qu’ils relient.
Mais, parmi les idées universelles, il en est deux qui préoccupent toutes les écoles depuis qu’elles connaissent la physique et la métaphysique d’Aristote. Les docteurs y ont lu que toute substance est composée de matière et de forme, et que, par exemple, pour réaliser une sphère d’airain, il faut la matière, c’est-à-dire l’airain lui-même, et la forme qui la fait passer de la puissance à l’acte. Voilà des universaux bien plus mystérieux que ceux de Porphyre, et une belle occasion pour les philosophes de poser des « questions » et de satisfaire leur penchant à réaliser des abstractions. Y a-t-il une ou plusieurs matières, une ou plusieurs formes, l’un de ces éléments subsiste-t-il sans l’autre, l’âme les rôunit-elle, et comment se combinent-ils pour former un individu ?