Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/163

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Bacon soutient contre les thomistes que dans la réalité, il n’y a ni matière ni forme, mais seulement des substances composées de l’une et de l’autre : il n’y en a pas d’autres ni sur la terre, ni dans le ciel, ni dans l’âme humaine, qui elle-même, si elle est quelque chose, est à la lois matière et forme. Séparer ces deux éléments l’un de l’autre, et tous deux de la substance, c’est isoler la toile, les couleurs et le tableau. Il professe donc avec Avicebron qu’il y a une matière spirituelle, comme il y en a une corpo­relle ; et il n’y a aucune contradiction dans ces termes, si on prend le mot de matière au sens où il l’entend. Maintenant, chaque substance a en elle un principe d’individualité et de diffé­rence, et il n’y a de commun entre elles toutes, que l’unité du genre et non celle de l’être. Si l’on soutient qu’il y a en toutes choses un élé­ment identique qui persiste malgré d’apparentes diversités, on est obligé de choisir entre l’opi­nion d’Avicebron et d’Averroès, et celles des thomistes. Les uns appellent matière ce prin­cipe universel qui se retrouve le même dans chaque être, qui dès lors devient infini, éternel, et par suite égal à Dieu ou Dieu lui-même ; les autres confondent tous les êtres dans l’unité d’un même principe formel, qui est Dieu luimême, qui sans cesse fait passer la matière de la puissance à l’acte, ou, pour mieux dire, est l’acte de la matière, s’engendre et périt avec chaque corps, de façon que l’univers n’est que l’acte de Dieu. La vérité c’est que toutes les choses créées ont en elles-mêmes leurs principes d’existence, tous individuels, et que tous les phénomènes naturels s’expliquent par leurs pro­priétés absolues. Hors d’elles, il n’y a que la cause première, la cause efficiente qui n’est ni la forme, ni la matière du monde, mais l’arti­san et l’exemplaire qui dirige les opérations de la nature vers une fin que Dieu seul connaît, et réalise par elle. C’est dans le monde lui-meme qu’il faut chercher le secret de ses lois. Ces con­clusions ne tendent à rien moins qu’à ruiner la théorie des formes substantielles, et des causes occultes, dont Bacon se moque ouvertement, à simplifier les questions de la science en les sé­parant des hypothèses métaphysiques, et à sup­primer les spéculations de l’ecole sur les sub­stances séparées, et sur le principe d’individuation. On sait quelles disputes a soulevées ce dernier problème, avant et après Bacon. Pour lui, il n’existe pas. Ce qui constitue l’individu, ce n’est pas la matière, comme l’enseigne saint Thomas, ni la forme, comme Boèce l’a prétendu : l’individu est à lui-même sa propre cause après Dieu ; il est tel parce qu’il existe, parce que l’existence est individuelle ; se demander pour­quoi, c’est chercher pourquoi il y a quelque chose, c’est vouloir forcer la pensée à remonter au delà de l’être, « c’est remuer une question absurde. » Cette solution sera celle d’Ockam, celle de Fénelon lui-même. En admettant qu’elle ne soit pas la bonne, il est certain qu’on n’en a trouvé guère de meilleure, même après les dis­sertations des scotistes sur Vhacceilè.

La doctrine des idées représentatives, ou des espèces, qui n’est guère contestée au moyen âge, n’a pas" trouvé grâce devant Bacon, et ses tra­vaux sur ce sujet mériteraient d’être plus con­nus. Les scolastiques admettent, bien persuadés de suivre Aristote, qu’entre l’âme et les objets connus il y a des intermédiaires, qui représententleschoses, etsont le terme immédiat de la con­naissance, que la forme seule est perceptible et non la matière. On sait déjàce que Bacon pense de cette distinction de la forme et de la matière qui em­brouille toute la philosophie. Pour lui, il n’y a que des substances qui toutes sont actives, om­nis substantia est activa, et des rapports entre elles, fixes, immuables et généraux, comme des lois. Ces relations que la science peut détermi­ner avec une rigueur mathématique, s’établis­sent d’un corps à un autre, ou à un autre es­prit, ou même entre les esprits eux-mêmes. Tout ce que nous appelons phénomène dans l’ordre physique ou moral est un cas particu­lier de cette loi universelle des actions récipro­ques. Quand elles ont lieu entre un corps et no­tre entendement, par l’intermédiaire des nerfs et du cerveau, il en résulte une idée. Sa con­naissance s’ajoute à l’effet primitif ; elle ne pro­vient donc pas de l’objet, mais de l’âme, et si on l’appelle une idée, l’idée sera une action de l’âme provoquée par une action de l’objet. Elle n’est dont pas un intermédiaire entre l’une et l’autre, ou, comme le dit saint Thomas, un moyen de connaître:elle est la connaissance elle-même. S’il fallait un tiers à l’objet pour agir sur l’esprit, pourquoi ne pas imaginer un nouveau ministre à ce tiers, et ainsi de suite jus­qu’à l’infini ? il y aura toujours un moment ou le sens et les choses extérieures seront en rapport, pourquoi ne pas commencer par reconnaître cette communication. Bacon, dans une théorie qui forme à elle seule un long traité, devance le jugement d’Ockam et celui d’Arnauld ; il ne faut pas sans doute chercher chez lui l’explica­tion vraie de la connaissance des corps, mais une critique singulièrement forte d’une fausse explication.

Roger Bacon a donc découvert quelques-unes des erreurs dont on ne s’est débarrassé que long­temps après lui ; il a même deviné quelques vé­rités qui auraient pu abréger pour l’humanité la longue et dure épreuve du moyen âge. Peutêtre n’a-t-il été que l’écho d’un petit groupe d’hommes, demeurés inconnus, et il n’est pas probable qu’il ait été le seul à avertir une so­ciété qui se fourvoyait. En tout cas, il a, devancé son temps, comme il est possible, par des vues générales qu’un génie inventif peut tirer de son propre fonds et soustraire à l’empire des préju­gés régnants ; mais il ne lui a pas été donné de s’élever beaucoup au-dessus de lui par ses con­naissances. Les découvertes merveilleuses qu’on lui prête, outre qu’elles sont une erreur histo­rique, seraient la négation de la loi du progrès, qui ne comporte pas ces soudaines anticipations. Bacon n’a inventé ni les lunettes, ni le téles­cope, ni la cloche à plongeur, ni les aérostats, ni les locomotives, ni la boussole, pas même la poudre à canon; il a pourtant proposé quelques idées nouvelles dans les sciences, et il serait juste de les lui restituer. Mais ses prétendues inventions, ou bien appartiennent à d’autres, ou bien ne sont que les prévisions d’une imagina­tion puissante, qui conçoit les progrès futurs de l’étude de la nature, en décrit d’avance les ef­fets, et, parmi beaucoup d’illusions, rencontre parfois les résultats où la science n’arrivera qu’après de longs efforts. Les erreurs étranges où il se complaît, ses rapprochements puérils, ses croyances superstitieuses, sa crédulité, et sia foi au merveilleux et aux sciences occultes, té­moignent, aussi vivement que ses critiques, con­tre un siècle où le génie ne pouvait se défendre de pareilles aberrations.

On a cité plus haut les ouvrages imprimés de Roger Bacon. Pour sa vie et ses œuvres, on peut consulter:Victor Cousin, Fragments phi­losophiques, philosophie du moyen âge, Paris,

  1. E. Saisset, Précurseurs el disciples de Descartes, Paris, 1862. E. Charles, Roger Ba­con, sa vie, ses œuvres el ses doctrines, Paris,