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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/208

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eut un resultat plus heureux que le ma­riage. Entré à la Chambre des communes peu de temps après cette rupture, Bolingbrocke y développa tous les talents qu’il avait reçus de la nature ; son éloquence, la solidité de son ju­gement, la profondeur de son coup d’œil en fi­rent tout d’abord un personnage politique de la plus haute importance. Il s’engagea dans le parti des torys et fut successivement secrétaire d’État au département de la guerre, puis minis­tre des affaires étrangères. C’est en cette qua­lité qu’au milieu des plus graves obstacles, et malgré tous les partis déchaînés contre lui, il amena la conclusion de la paix d’Utrecht. Mais après la mort de la reine Anne, tout changea de face : les whigs furent les maîtres, et Bolingbrocke, sur le point d’être mis en accusation pour crime de haute trahison, se réfugia en France, où il accepta, près du prétendant Jac­ques III, les fonctions de ministre. Toute espé­rance étant ruinée aussi de ce côté, et se voyant abandonné par le prétendant lui-même, Boling­brocke sollicita de Georges Ier la permission de retourner en Angleterre. Il l’obtint, après bien des difficultés, en 1723 j mais la carrière des af­faires lui resta fermee. Bolingbrocke tourna alors son activité vers l’étude et vers la presse, où il fit une vive opposition au gouvernement. Huit ans s’écoulèrent ainsi lorsque, après un se­cond voyage en France, il prit le parti de vivre entièrement dans la retraite entre Swift et Pope, ses deux amis. Il mourut en 1751, laissant un assez grand nombre de manuscrits qui furent publiés deux ans plus tard par le poëte David Mallet.

Bolingbrocke, comme on vient de le voir par ce rapide résumé des événements de sa vie, fut principalement un publiciste et un homme d’É­tat. Cependant, durant les années qu’il passa dans la retraite, il s’occupa aussi de philosophie. Il embrassa avec chaleur les opinions de son siècle. Dans un de ces écrits posthumes dont nous venons de parler, examinant la nature ; les limites et les procédés de l’intelligence, il se déclare hautement pour le système de la sensa­tion, tel que Locke l’avait conçu, et pour l’em­ploi exclusif de la méthode expérimentale. Tous les systèmes qui se sont succédé depuis Platon jusqu’à Berkeley lui paraissent de pures chimè­res, des rêveries plus ou moins poetiques qu’on a décorées mal à propos du nom de philosophie, et qui pourraient être supprimées sans aucun préjudice pour la science. Il pense que le corps fait partie de l’homme, aussi bien et au même titre que l’esprit ; que ce dernier n’est pas l’ob­jet d’une science distincte, mais qu’il est, comme le premier, du ressort ae la physique ou de l’histoire naturelle. Pour les connaître l’un et l’autre, il n’est pas d’autre moyen que d’obser­ver scrupuleusement tous les faits qui se pas­sent en nous depuis l’instant de la naissance jusqu’à celui de la mort. Viser plus haut, c’est de la folie ; et les métaphysiciens proprement dits lui semblent, comme à Buchanan, des hom­mes qui prennent la raison elle-même pour complice oo leur délire : Gens ratione furens.

Cependant, par une inconséquence dont il n’offre pas le seul exemple, Bolingbrocke ne re­fuse pas à l’homme la connaissance de Dieu ; mais c’est uniquement par l’expérience et par l’analogie qu’il prétend démontrer son exis­tence. Quelque chose existe maintenant ; donc il a toujours existé quelque chose ; car le nonêtre n’a pas pu devenir la cause de l’être, et une série do causes à l’infini est chose tout à fait in­concevable. Ce n’est pas encore tout : parmi les phénomènes de la nature nous rencontrons l’in­telligence ; or, l’intelligence ne peut pas avoir été produite par un être qui serait lui-même prive de cette faculté ; donc la première cause des êtres est une cause intelligente. De là ré­sulte que nier l’existence de Dieu, c’est se met­tre dans la nécessité logique de nier sa propre existence. Mais les convictions religieuses de Bolingbrocke ne vont pas plus loin. Il s’arrête au déisme, à un déisme inconséquent, et traite les religions révélées à la façon de ceux qu’on appelait alors les philosophes. Toute autorité en matière de croyance est illégitime à scs yeux, et il n’admet l’intervention du témoignage hu­main que pour les faits de l’ordre naturel et historique. Un tel homme devait beaucoup plaire à Voltaire, qui en parle, en effet, avec la plus haute admiration dans la plupart de ses ou­vrages philosophiques.

Tous les écrits de Bolingbrocke qui intéres­sent la philosophie portent le titre d'Essais et remplissent à peu près le troisième et le qua­trième volume de ses Œuvres complètes, pu­bliées après sa mort par Mallet (5 vol. in-4, Londres, 1753-1754), et condamnées par le grand jury de Westminster comme hostiles à la reli­gion, aux bonnes mœurs, à l’État et à la tran­quillité publique.

William Warburton, évêque de Glocester, a écrit, en 1775, un Aperçu de la philosophie de Bolingbrocke. On peut aussi consulter sur Bo­lingbrocke de Rémusat, l’Angleterre au dixhuitième siècle, 1 vol. in-8, Paris, 1856 ; 2 vol. in-18, Paris, 1865.

BONALD (Victor-Gabriel-Ambroise, vicomte de), né en 1753 à Monna, près Milhau, départe­ment de l’Aveyron, émigra en 1791. Après s’être montré peu de temps à l’armée de Condé, il se retira à Heidelberg, et bientôt après à Constance. La tranquillité rétablie en France^ et consolidée par le sacre de Napoléon, le décida à rentrer dans sa patrie, où sa réputation littéraire et l’influence de ses amis le firent nommer conseil­ler titulaire de l’Université. En 3815, la Restau­ration lui fournit l’occasion de jouer le rôle po­litique auquel semblait l’appeler la nature de ses écrits. Député de 1815 à 1822, pair de France de 1822 à 1830, il refusa de prêter serment au gouvernement établi parla révolution de juillet. Il est mort en 1840, le 23 novembre, dans le lieu de sa naissance, où il s’était retiré.

La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont pour but la solution de questions sociales : VEssai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ia Législation primitive, le traité du Divorce sont les écrits d’un publiciste, plus en­core que ceux d’un philosophe. Cependant l’au­teur a éprouvé le besoin de rattacher à des principes abstraits le système politique qu’il a développé ; il a cherché la justification de ses vues dans une philosophie qui lui est propre.

La philosophie de M. de Bonald repose en grande partie sur ce principe : l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. Nous ne nous arrêterons qu’un moment pour faire remarquer l’obscurité de la première partie de cet axiome : l’homme pense sa parole. La pensée, d’après l’auteur, ne se manifestant, chez l’homme indi­viduel, qu’à l’instant où la parole se prononce dans son esprit, tout acte antérieur reste insai­sissable, et les expressions que nous venons de citer, alléguant une opération inobservable dans les données mêmes du système, ne présentent dans le fait aucun sens.

Nous sommes loin assurément de méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la théorie de M. de Bonald ; mais, comme il n’arrive que trop sou­vent, la considération exclusive d’une idée juste, peut-