Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/209

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être le désir secret de donner à cette idée une portée sociale, en a altéré l’exactitude. Il n’est personne qui méconnaisse le rapport étroit qui unit la pensée à la parole. Les philosophes les plus spiritualistes, Leibniz, par exemple, aussi bien que ceux qui ont tout rapporté à la sensation, comme Condillac, ont unanimement reconnu que le langage exerce* la plus grande influence sur la pensée. Nul doute que par sa clarté et sa précision une langue ne puisse être, plus qu’une autre, favorable au développe­ment de l’intelligence ; nul doute que, dans le travail individuel de la pensée, l’es mots qui nous la figurent et nous la présentent, n’en soient les corrélatifs, et ne contribuent à l’éclairer ou à la modifier. Mais partir de ces faits pour établir, entre la parole et la pensée, une dépendance tellement rigoureuse que l’homme ne voie jamais dans sa pensée que ce qui est contenu dans sa parole ; que celle-ci circon­scrive les données pures de l’intelligence de ma­nière à les empêcher, dans tous les cas, de fran­chir ce cercle étroit, c’est faire sortir a’un fait, vrai en lui-même, des conséquences forcées et inacceptables.

Et d’abord, la conscience de notre existence propre, qui seule rend possibles nos autres con­naissances, précède incontestablement en nous la présence de toute espèce de signes. A cette raison décisive peuvent se joindre d’autres con­sidérations qui démontrent la même vérité : il est certain, par exemple, que la pensée se prête à un nombre beaucoup plus considérable de nuances, que la parole n’en saurait exprimer. De là le tra­vail de l’écrivain qui essaye, en quelque sorte, les mots à ses idées, rejette l’un, adopte l’autre, crée une expression nouvelle, ou modifie l’ex­pression déjà connue par la place qu’il lui donne, par les expressions secondaires dont il l’entoure. Pour que cette opération puisse avoir lieu, il faut qu’il conçoive, chacun à part, la pensée et le mot dont il veut la revêtir ; il faut qu’il lui soit possible d’apercevoir l’idée en elle-même, d’en sentir toutes les nuances, pour constater ensuite par comparaison que le mot choisi les exprime fidèlement, ou se décider à en cher­cher un autre. Sans doute la pensée ne reste­rait pas longtemps dans l’intelligence à cet état purement abstrait : fatigués d’une contempla­tion difficile, nous la laisserions s’évanouir, et nous avons besoin que le langage vienne à no­tre secours ; mais la psychologie constate facile­ment la mesure d’indépendance qui appartient à l’esprit sous ce rapport, indépendance qui s’ac­croît de plus en plus, selon le degré de culture et la puissance d’abstraction qu’il acquiert par l’exercice.

On voit dès l’abord le parti que M. de Bo­nald, défenseur des gouvernements traditionnels et absolus, dut tirer de cette théorie pour ap­puyer ses vues sociales. Si, en effet, l’homme n’a dans sa pensée que ce que sa parole lui ré­vèle, il est enfermé sans retour dans les condi­tions de la langue qu’il parle : il ne saurait con­cevoir autre chose que les idées transmises, que les formes politiques, les maximes religieu­ses, morales, déjà en vigueur. Cependant il nous semble résulter de cette doctrine une con­séquence que M. de Bonald aurait désavouée, nous n’en doutons pas, car elle est en contra­diction avec le désir de donner une base immua­ble aux institutions sociales. L’homme n’aspire pas à la connaissance d’une vérité relative ; il tend à la vérité elle-même, à la vérité en soi. Le christianisme (Jean, ch. xiv, v. 16) et la phi­losophie sont d’accord sur ce point. Or, la vérité, avec son caractère éternel, ne saurait dépendre de certaines conditions finies, changeantes, re­latives du langage. Son siège est l’intelligence et la pensée. C’est là, dans le silence des sens et dans l’absence de leurs images, que nous devons la chercher. La parole n’est donc et ne doit être que son instrument ; et si la puissance tradition­nelle des langues est assez grande pour agir sur notre intelligence, malgré sa liberte et sa sponta­néité, nous ne devons pas oublier que l’effort de l’esprit humain tend chaque jour à nous affran­chir de plus en plus des liens de cette autorité contestable. L’influence exclusive du langage, telle que l’entend M. de Bonald, ne saurait donc produire qu’une vérité restreinte et relative, bonne peut-être pour garantir la stabilité d’un ordre social déterminé, et assurer la sécurité des classes qui le constituent ce qu’il est ; mais elle détournerait certainement l’homme et la société du terme qui leur est assigné : la pos­session de la vérité considérée en elle-même, et placée à ce titre au delà des conditions et des formes qui servent à l’exprimer et à la faire connaître.1 On pourrait répondre, sans doute, pour justifier M. de Bonald, que ce sont surtout les lois générales abstraites du langage, sa con­nexion etroite et nécessaire avec les formes de l’intelligence, qui constituent le point de départ des considérations qu’il a développées, et que, de ce point de vue, l’influence de la langue sur l’intelligence est incontestable, puisque c’est l’intelligence elle-même qui se traduit sous ces formes. Tout en admettant, en partie, cette rec­tification, nous répondrons à notre tour que les lois de la pensée préexistent à celles du langage, qu’elles en sont la raison et les produisent, loin de les subir, et que, vouloir qu’il en soit autre­ment, c’est nier la puissance spontanée de l’es­prit ; c’est, sans descendre, il est vrai, jusqu’au sensualisme^ compromettre cependant, en les soumettant a des conditions extérieures, son ac­tivité et son indépendance. On serait disposé à croire que telle fut en réalité la pensée de M. de Bonald, lorsqu’on examine la définition qu’il avait donnée de l’homme d’après Proclus, mais en l’altérant : « L’homme, dit-il, est une intelligence servie par des organes. » L’activité de l’âme nous paraît plus précisément réservée dans les paroles du philosophe grec : Anima utens corpore (ψυχή σώμ.ατι χρωμένη). Quoi qu’il en soit, nous regardons plutôt la conséquence que nous venons de signaler, comme une ten­dance indéterminée du système de l’auteur, que comme une conséquence avouée et réfléchie.

M. de Bonald a encore affaibli la part de vérité que renferme sa théorie de la parole, en considé­rant le langage comme un don spécial de Dieu, comme une faveur miraculeuse de sa toute-puissancè. Sans doute il est impossible de croire, comme quelques philosophes l’ont soutenu, que l’homme a inventé le langage, si l’on entend par le mot inventer un acte fortuit, un effort de génie, tels que ceux qui ont conduit à découvrir l’imprimerie, ou la force de la vapeur. Non, l’homme n’a pas inventé le langage de cette manière. Mais il n’est pas plus juste de considérer le don du langage comme distinct de celui auquel nous devons nos autres facultés, comme ajouté, en quelque sorte, par surcroît à l’organisation déjà complète de la créature. Dieu a crée l’homme pensant et sociable, et lui a donné dans la parole un moyen de se rendre compte à lui-même de ses propres pensées et de les communiquer aux autres ; l’action de cette faculté, que nous étudions dans le développement régulier des langues considérées soit dans leur unité, soit dans leur variété, porte en elle tous les caractères d’une loi providentielle, et n’a pas besoin, pour qu’on en