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paraît tout simple, tout naturel, et il pense avoir fait suffisamment connaître cette faculté en la mentionnant en ces termes : l’attention de l’organe sensitif ! Et pour rendre compte de certaines impressions sur le moral de l’homme, il pense avoir tout dit en affirmant que c’est l’attention de l’organe sensitif qui met les extrémités nerveuses en état de recevoir ou de leur transmettre l’impression tout entière. Il ne se demande pas ce que c’est que cette attention de l’organe sensitif, et comment un organe sensitif peut avoir une attention.

Mais ce n’est pas tout. Les sensualistes antérieurs à Cabanis, purs idéologues qu’ils étaient, s’étaient bornés à dire, ou du moins à faire entendre, que c’est le cerveau qui produit la pensée ; Cabanis, fort de ses connaissances physiologiques, croit fermement qu’il va compléter cette doctrine et la mettre hors de doute. Pour cela il s’est servi d’une comparaison qui depuis a acquis une sorte de célébrité. « Pour se faire une idée juste, dit-il, des opérations d’où résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier destiné spécialement à la produire, de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion. » Mais Cabanis n’a pas entendu faire ici un simple rapprochement ; il y a pour lui similitude complète entre ces prétendues opérations. Pour le prouver, il commente ainsi son texte. Et d’abord, pour ce qui concerne les impressions, « ce sont, dit-il, des aliments pour le cerveau ; les impressions cheminent vers cet organe, de même que les aliments cheminent vers l’estomac. » Puis le cerveau et l’estomac entrent en activité. « En effet, reprend Cabanis, les impressions arrivent au cerveau, le font entrer en activité, comme les aliments, en tombant dans l’estomac, l’excitent à la sécrétion, etc. » Ce n’est pas tout encore : « Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments tomber dans l’estomac avec les qualités qui leur sont propres ; nous les en voyons sortir avec des qualités nouvelles, et nous en concluons qu’il leur a fait véritablement subir cette altération ; nous voyons également les impressions arriver au cerceau… isolées, sans cohérence… mais le cerveau entre en action, il réagit sur elles, et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées. » Maintenant voici la conclusion. « Donc, nous concluons avec certitude que le cerveau digère les impressions, et qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée ! »

Cabanis n’avait-il pas bien fait de mettre sa physiologie au service des sensualistes ? n’avait-il pas fait voir avec certitude comment les choses se passent ? Voilà cependant comment les doctrines de Locke, d’Helvétius et de Condillac avaient d’abord été complétées par Cabanis ; voilà les documents sans réplique qu’une observation prétendue positive était venue donner à l’idéologie du xviiie siècle ; voilà enfin comment Cabanis avait cru devoir définitivement matérialiser l’intelligence !

Mais, hâtons-nous de le dire, cette déplorable théorie de la formation des idées est rachetée, dans l’ouvrage de Cabanis, par une suite non interrompue de recherches pleines d’intérêt : ce philosophe traite successivement de l’influence des âges, des sexes, des tempéraments, du régime et du climat, sur les idées et les affections morales ; ici, il se montre observateur consciencieux et écrivain élégant : ses considérations sur les âges et les sexes rappellent quelques-uns des beaux passages de J. J. Rousseau.

Mais, dans ses théories physiologiques, il reste souvent en contradiction avec lui-même. Ainsi, après avoir eu la prétention de tout expliquer dans l’économie animale par les lois générales de la physique ou de la mécanique, après avoir dit que les causes de l’organisation de la matière, de la formation du fœtus, et des manifestations intellectuelles, ne sont pas plus difficiles à découvrir que celles d’où résulte la composition de l’eau, de la foudre, de la grêle, etc. (Mémoire X, § 11), il ne veut rien moins qu’un principe particulier et distinct pour l’accomplissement des actes de l’économie.

Non-seulement il n’est pas organicien, comme on l’entend aujourd’hui ; il ne croit pas, comme certains physiologistes contemporains, qu’il n’y a dans l’homme que des phénomènes physiques ; mais il n’est pas même de l’école vitaliste de Bichat. Bichat, en effet, à peu près à la même époque que Cabanis, professait qu’il suffit de quelques propriétés vitales pour que tous les phénomènes se manifestent en nous. Pour tirer le monde du chaos, disait-il, Dieu n’a eu besoin que de douer la matière de propriétés générales ; pour organiser une portion de cette même matière, pour l’animer, il lui a suffi de la douer de propriétés spéciales.

Mais Cabanis, nous le répétons, n’est pas de l’école de Bichat, qui alors était celle de Paris : il est de l’école de Barthez ou de Montpellier ; il spiritualise davantage la vie ; il n’admet pas seulement des propriétés, des facultés ; il admet un principe, un être distinct. Quelque idée que l’on adopte, dit-il (Mémoire IV, § 1), sur la cause qui détermine l’organisation, on ne peut s’empêcher d’admettre un principe que la nature fixe ou répand dans les liqueurs séminales Plus loin (loco cit.), il affirme non moins positivement ; qu’aux éléments matériels de l’économie se joint un principe inconnu quelconque.

On voit quelle est la différence des trois écoles physiologiques contemporaines : les unes ne veulent voir en nous que de simples phénomènes physiques, et tels que, pour les manifester, la matière animale n’a pas besoin d’être régie par d’autres lois que celles qui gouvernent la matière inorganique ; d’autres admettent qu’indépendamment des phénomènes physiques, il y a des phénomènes qui attestent des propriétés plus spéciales, c’est-à-dire des propriétés vitales ; d’autres enfin veulent qu’aux éléments matériels se joigne, s’ajoute un principe inconnu quelconque qu’ils appellent âme, archée, ou principe vital.

Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu lui adresser, sur ce dernier point, le reproche que lui, Cabanis, adressait à Condillac au sujet du principe de l’intelligence. Nous avons vu que Cabanis disait, en parlant de Condillac, que, si cet idéologue avait eu des notions plus exactes sur l’économie animale, il n’aurait pas fait de l’âme un être distinct ou un principe, mais bien une faculté ou une propriété ; or Bichat aurait pu semblablement dire à Cabanis, qu’avec des notions plus exactes en anatomie générale, il n’aurait pas fait, non plus, de la vie un être distinct ou un principe, mais un ensemble de propriétés.

Maintenant que l’on connaît les opinions que professait Cabanis sur ce point de doctrine, il pourra paraître assez étrange que, dès cette même époque, il n’ait pas été tout d’abord conduit à adopter des idées analogues sur les fonctions de l’âme. Comment se fait-il, en effet, que, par le fait de ses observations en physiologie, et de la rectitude naturelle de son esprit, Cabanis ait compris que la vie ne saurait être une résultante, un produit du jeu des organes ; et qu’il n’ait pas également senti que, pour les manifestations intellectuelles, il faut, de toute nécessité, ou un