Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/251

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immatériel analogue, susceptible d’en­trer en conflit avec les organes, ou, comme le voulait Stahl, un seul et même principe chargé, d’une part, d’organiser la matière, de l’animer, et, d’autre part, une fois le cerveau développé, de se montrer cause efficiente de toutes les ma­nifestations mentales ?

Ceci est d’autant plus inexplicable, que la logique est la même dans les deux cas. Aussi les matérialistes complets le sont aussi bien pour la vie que pour l’âme : d’un côté comme de l’autre, ils ne voient que de la matière et des pnénomènes physiques. Or, Cabanis ne fait pas difficulté de spiritualiser la vie, et il ne lui répugne pas de matérialiser l’âme ! dans l’une il voit un principe, dans l’autre un résultat, et son livre tout entier roule, au fond, sur ces deux points. Donc, quand ii dit que dans l’homme il n’y a que du physique, il faut entendre cela pour l’intelligence et non pour la vie. Mais ces doctrines n’ont pas toujours été celles de Cabanis ; il est venu, dans le cours de sa vie, une époque mémorable où un grand changement s’est opéré dans son esprit relati­vement aux causes premières.

Vers 1805, un homme jeune encore, mais qui. depuis, s’est fait connaître par des travaux esti­mables, vint partager la retraite où vivait Ca­banis. Nourri de la lecture des anciens, versé profondément dans les doctrines de la philoso­phie stoïcienne, dont il se proposait même d’écrire l’histoire, ce jeune homme, qui n’est autre que M. Fauriel, eut avec Cabanis de longs entretiens : il discutait avec lui ces hautes ques­tions qui de tout temps, ont si vivement inté­ressé les esprits distingués. Empruntant à la philosophie du Portique de sublimes enseigne­ments, il montrait sans doute à Cabanis l’insuf­fisance des doctrines physiologiques entées sur la philosophie du xvme siècle. Cabanis finit in­sensiblement par modifier ses idées, non sur les causes premières des phénomènes vitaux, mais sur les causes premières des phénomènes intel­lectuels, puis sur celles des phénomènes du monde physique ou de l’univers.

De là sa fameuse lettre à M. Fauriel sur les causes premières ; lettre publiée en 1824 et su­brepticement par Bérard, de Montpellier, avec des notes, sur l’esprit desquelles nous n’avons pas à nous expliquer.

Cabanis aurait pu véritablement donner ces nouvelles idées comme le complément logique de celles qu’il avait émises dans son ouvrage, du moins en ce qui concerne le moral de l’homme.

Le matérialisme auquel il visait autrefois était réellement en désaccord avec son spiritualisme physiologique, et sa théorie de la sécrétion des idees n’était qu’un hors-d’œuvre ridicule.

Dans sa lettre à M. Fauriel il se montre con­séquent avec ses doctrines fondamentales ; —mais il tombe dans le stahlianisme, auquel ne pou­vait manquer de le conduire son principe vital inné.

Il persiste encore à soutenir, il est vrai, que toutes nos idées, que tous nos sentiments, que toutes nos affections, en un mot que tout ce qui compose notre système moral, est le produit des impressions qui sont l’ouvrage du jeu des organes ; mais il se pose une question toute nou­velle et qui montre que son esprit était enfin dégagé des préjugés de son école : il se demande si, pour cela, on est en droit d’affirmer que la dissolution des organes entraîne celle du sys­tème moral et surtout de la cause qui relie ce même système.

Si donc Cabanis est resté trop exclusif, trop sensualiste, en ce qui concerne les éléments de la pensée, ou plutôt, les matériaux des idées, il devient tout à fait spiritualiste quant au principe de l’intelligence, puisqu’il conclut qu’à raison de son innéité et de sa nature non matérielle, ce principe ne saurait partager la dissolution de la matière organique.

Le moi, dit-il, ainsi que tout le système moral auquel il sert de point d’appui, de lien, ou plutôt la force vitale elle-même, est le simple produit des actions successives des organes et. des impressions transmises ; ou bien les combi­naisons systématiques des organes, leur dévelop­pement successif et leurs facultés et fonctions sont déterminés par un principe actif : telle est, en effet, l’alternative que se sont toujours posée les philosophes et les physiologistes. Cabanis examine à fond ce double problème ; il pèse le pour et le contre, aidé cette fois par les lumières de la physiologie moderne et de la philosophie antique, et il conclut que le principe vital dont il fera tout à l’heure le principe mental, est, non pas le résultat des actions des parties, non pas même, ajoute-t-il, une propriété attacnée à une combinaison animale, mais une substance ; un être à part et distinct : proposition qu’il avait en quelque sorte ébauchée dans ses Rapports du physique et du moral de l’homme, en donnant le principe vital comme surajouté par la nature aux éléments matériels de l’économie ; mais ici il la complète en avouant que ce principe fonctionne plus tard comme principe de l’âme ou du moi : le principe vital est sensible, dit-il, par con­séquent la conscience du moi lui est essentielle.

Ainsi par cela même que Cabanis croyait déjà à l’immatérialité et à l’innéité du principe de la vie, il s’est trouvé amené à croire à l’immatérialite et à l’innéité du principe de l’intelligence, puisque c’est tout un pour lui, et enfin comme conséquence encore de la préexistence de ce principe, il est forcé de croire à sa persistance après la mort.

La persistance du principe vital, dit-il (Let­tre, etc., 74), après que le système a cessé de vivre, entraîne celle du moi.

Ajoutons que Cabanis n’a pas formulé ces pro­positions comme des articles de foi : il a examiné toutes les raisons produites de part et d’autre et il termine en disant : Tels sont les motifs qui peuvent faire pencher la croyance d’un homme raisonnable en faveur de la persistance du prin­cipe vital ou du moi, après la cessation des mou­vements vitaux dans les organes.

Cabanis, du reste, n’émettait à ce sujet que des probabilités ; il a eu soin de le rappeler à la fin de sa lettre : N’oublions pas, dit-il, que nous sommes ici dans le domaine des probabilités.

Aussi a-t-il assigné une somme diverse de pro­babilités en raison de l’étendue des croyances sur tous les points.

Il trouve par exemple que pour ce qui est de cet ensemble d’idées et de sentiments que nous regardons comme identifiés avec le moi et sans lesquels nous le concevons difficilement ; si on se demande s’il peut encore subsister quand les fonctions organiques, dont il est tout entier le produit, ne s’exécutent déjà plus ; on trouve que les probabilités favorables à l’affirmative deviennent plus faibles.

Et dans l’hypothèse de Cabanis elles devaient, en effet, être devenues plus faibles, puisqu’il ne voyait dans cet ensemble, dans ce système moral, qu’un simple produit des impressions faites sur les organes, et par suite des fonctions de l’éco­nomie ; mais s’il est resté trop exclusif sur ce point, il n’en a pas moins fini par individualiser et par immatérialiser son double principe de la vie et de l’intelligence humaine.

Maintenant à quelles idées Cabanis était-il arrivé