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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/262

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se peignait fort bien lui-même et don­nait une fort juste idée de son rôle philosophique, en disant : « Si Chrysippe n’eût point existé, il n’y aurait pas eu de Carnéade. »

Élève d’Hégésinus, qui lui transmit l’enseigne­ment traditionnel de l’école, initié par Diogène de Babylone à la dialectique stoïcienne, Carneade reprit avec un éclat nouveau la lutte engagée par Arcésilas, et il fut pour Chrysippe ce que le chef de la nouvelle Académie avait été pour Zé­non.

Les historiens anciens de la philosophie nous représentent Carnéade comme un raisonneur vrai­ment merveilleux et doué de ressources extraor­dinaires. Capable de tout oser et de réussir en tout, il savait tout rendre vraisemblable, même l’absurde, et tout obscurcir, même l’évidence. Un jour, devant l’élite de Rome, qui, pour l’en­tendre, désertait ses fêtes (Lactance_, Inst. div., liv. V, ch. xv ; Plut., in Cat. maj.), il peignit la justice avec une éloquence divine. Le lende­main il démontra que la justice est un mot. vide de sens, et se fit applaudir du même auditoire (Cicéron, de l’Oraleur, liv. III, ch. xvm).

Quelle doctrine eût subi impunément les atta­ques d’un tel adversaire ? Le stoïcisme, déjà ébranlé, faillit y périr. La physiologie de Zénon et de Chrysippe, leur dieu-monde, animal éter­nel dont la providence universelle n’est qu’une universelle fatalité, leur théorie de l’indifférence du plaisir, toute leur métaphysique, toute leur morale, Carnéade n’épargnait rien. Mais la lutte s’engagea principalement sur les questions logi­ques, et, entre autres, sur la question de la cé­lèbre φανταρία καταληπτική (Sextus, Adv. Mathem., p. 212 scjq., édit. de Genève), type et me­sure de la vérité dans toute l’école stoïcienne. A l’aide de sorites ingénieux (le sorite était l’ar­gument favori de Carnéade), il s’attacha à prou­ver qu’entre une perception vraie et une percep­tion fausse il n’y a pas de limite saisissable, l’intervalle étant rempli par une infinité de per­ceptions dont la différence est infiniment petite (Cicéron, Quest. acad., liv. II, ch. xvi ; Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. clxvii sqq.). Il alla jus­qu’à combattre l’axiome des mathématiques : deux quantités égales à une troisième sont égalés entre elles (Jalenus, de Optimo dicendi genere, p. 558 dans Sextus, édit. latine). Or, dégagez cet axiome du caractère mathématique qui en voile la généralité, vous avez le principe de contra­diction qui, sous une forme logique, n’exprime rien moins que la foi de la raison en elle-même. Le nier, c’est nier la raison, et atteindre la der­nière limite et la suprême extravagance du scep­ticisme.

Carnéade n’hésita pas, seulement il fit une réserve pour la pratique. Déjà la théorie du vraisemblable lui montrait la route de l’incon­séquence ; il y suivit Arcésilas. Toutefois, dis­ciple toujours original, il fit d’une théorie in­décise un système régulier, et porta dans l’analyse de la probabilité, de ses degrés, des signes qui la révèlent, la pénétration et l’ingé­nieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Mathem., 169, B. ; Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm ;

  • Cicéron, Quest. acad., lib. II, c. xxn et suiv.). Mais à quoi sert tout l’esprit du monde, séparé du vrai ? La première condition d’une solide théorie de la probabilité, c’est une théorie de la certitude. Car qu’est-ce que la probabilité, sinon une mesure ? Et comment mesurer sans une unité ?

On n’échappe pas à la logique par l’incon­séquence. Arcésilas et Carnéade avaient nié la certitude spéculative ; il fallut, bon gré, mal gré, aller jusqu’au scepticisme absolu et universel.

On peut dire que l’école académique périt avec Carnéade. Elle jeta quelque éclat encore, il est vrai, sous Antiochus et Philon ; mais ces esprits timides ne sont pas les véritables disciples de Carnéade et d’Arcésilas : l’héritier de la nouvelle Académie, c’est l’école pyrrhonienne renaissante ; le continuateur de Carnéade, c’est Ænésidème.

Sur Carnéade, voy. l’article de Bayle dans le Dictionnaire critique ; Huet, de la Faiblesse de l’esprit humain ; Gouraud, Dissertatio de Carneadis vita et placidis. Paris, 1848. in-8 ; Foucher, Histoire des académiciens, et les autres ouvrages indiqués à l’article Académie.

Em. S.

CARPENTIER OU CHARPENTIER (Jacques),

né à Clermont en Beauvoisis en 1524. Il etudia la philosophie à Paris, et la professa d’abord au collège de Bourgogne. Nommé plus tard pro­cureur de la nation de Picardie, il parvint aux fonctions de recteur de l’Académie de Paris pour la philosophie, et remplit cette place durant seize ans, jusqu’à sa mort, arrivée en 1574. Doc­teur en médecine, ce fut sans doute à la pro­tection du cardinal de Guise qu’il dut d’être le médecin du roi Charles IX. Mathématicien dis­tingué, il soutint une lutte très-vive contre Ra­mus, pour une chaire de mathématiques^ laissée vacante par la retraite du titulaire, qui la lui résignait. La contestation fut portée jusqu’au Parlement. Le conseil même du roi dut inter­venir ; et, après de longs débats, en 1568, la chaire fut maintenue à Charpentier.

Le nom de Charpentier est surtout célèbre par la mort de son infortuné rival. De Thou, dans le livre III de son Histoire, à l’année 1572, n’hé­site pas à charger la mémoire de Charpentier du meurtre de Ramus. Suivant lui, et il ne faut pas oublier que c’est le témoignage d’un contem­porain, c’est Charpentier qui excita l’émeute des écoliers, assassins du hardi novateur ; le témoi­gnage du grave historien n’a pu être formel­lement démenti ; et, dans les œuvres de Char­pentier lui-même, certains passages, que nous citerons plus bas, semblent prouver qu’il avait prévu cette catastrophe, et qu’il en fut certai­nement peu affecté.

Charpentier n’a point, en philosophie, de doc­trine originale ; il ne tient une place dans l’his­toire de la science que par son ardent attachement au système d’Aristote : et il faut le classer parmi les plus purs péripateticiens. Il se porta contre Ramus le constant adversaire de toute innovation ; et il crut devoir, pour l’intérêt même de la jeu­nesse qui lui était confiée, maintenir dans toute leur sévérité les études et la discipline telles que le passé les avait faites et les lui avait transmises. Tous ses ouvrages, toute sa polémique n’eurent que ce seul but. 11 se contenta de porter dans l’exposition des doctrines plus d’ordre, plus de clarté que. la scolastique n’en avait mis ; et à cet égard, il rendit de très-réels services ; mais, quant au fond même, quant aux principes, il s’y montra fidèle jusqu’à la passion et à l’entêtement. Il est vrai que les réformes proposées par Ramus n’étaient guère acceptables ; mais à ces tentatives un peu hasardeuses, on pouvait en substituer de plus prudentes, et Charpentier n’y parut pas même songer. Scs livres de logique, assez nom­breux. ne sont qu’une reproduction fidèle et très-régulière des opinions d’Aristote ; il ne va point au delà ; ses livres de physique le répètent également, et c’est toujours aux observations du philosophe grec qu’il a recours ; ce n’est pas aux sienne* propres, qui pouvaient certainement lui en apprendre bien davantage sur les questions de physiologie qui paraissent l’avoir occupé.

Parmi ses ouvrages on en peut distinguer deux : Descriptio universce naturœ,