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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/286

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qui déclara que ces matières n’étaient pas à la portée du vulgaire, grâce aussi au zèle de la Rochemaillet, l’ami et le biographe de Charron, l’ouvrage put paraître en 1604 avec beau­coup de changements et de suppressions. Cette édition mutilée n’ayant pas eu de succès, on en publia bientôt une troisième, conforme aux ma­nuscrits de l’auteur (in-8, Paris, 1607), et à cellelà en succédèrent plusieurs autres avec une rapi­dité qui ne laisse pas de doute sur la direction des idées à cette éjpoque.

Dès qu’on a jete les yeux sur la préface de ce livre, on en connaît l’esprit et le but. « J’ai^ ici usé, nous dit Charron, d’une grande liberté et franchise à dire mes advis et à heurter les opi­nions contraires, bien que toutes vulgaires et communément receuës. » Si on lui objecte que cette franchise va peut-être un peu trop loin, il répond qu’il n’écrit point pour le cloître, mais pour les gens du monde ; qu’il ne fait pas le théo­logien ou le cathédrant, mais qu’il use de la li­berté philosophique. Quant à l’objet même de ses recherches, la sagesse n’est pas pour lui un état de perfection inaccessible, ou cette science chi­mérique des choses divines et humaines que poursuivent en vain depuis tant de siècles les théologiens et les philosophes : il veut seulement nous montrer l’homme tel qu’il est, avec ses qua­lités et ses défauts, avec ses avantages et ses mi­sères, et lui enseigner à être le moins malheu­reux possible dans la condition que la nature et la société lui ont faite.

Malgré l’aversion que Charron professe pour les formes didactiques, son ouvrage est ordonné avec une régularité parfaite et moins éloignée qu’il ne le pense des habitudes de l’école. Il se partage, comme le traité des Trois Vérités, en trois livres, dont chacun nous offre à son tour un grand luxe de divisions, sans qu’il y ait plus de rigueur dans la pensée et moins de redites dans l’expression. Le premier de ces trois livres a pour but de nous initier à la connaissance de nous-mêmes dans le sens que nous avons indiqué tout à l’heure ; le second nous propose des règles générales de conduite, également applicables à tous les hommes et à la vie humaine, considérée dans son ensemble ; dans le dernier se trouvent réunis, sous le titre des Quatre Vertus cardi­nales, différents préceptes particuliers à l’usage des princes, des magistrats, des époux, des pa­rents et de tous les hommes, dans certaines cir­constances définies de leur existence intérieure ou extérieure. Partout respire le plus découra­geant scepticisme et le plus profond dédain pour les croyances qui font la force et la dignité de l’homme. Pas un mouvement généreux, pas un regret pour les biens qu’on nous enlève ; vous ne trouverez un peu de vie, un peu de chaleur que dans la peinture de nos faiblesses et de nos misères ; le chapitre qui traite de ce sujet (liv. I, ch. vi) ne serait peut-être pas indigne de Mon­taigne.

Le scepticisme de Charron ne prend aucun soin de se dissimuler. « La vérité, dit-il (liv. I, ch. xvi), n’est point un acquest ni chose qui se laisse prendre et manier, et encore moins possé­der à l’esprit humain. Elle loge dedans l’esprit de Dieu, c’est là son giste et sa retraite… Les erreurs se reçoivent en nostre âme par mesme voye et conduite que la vérité ; l’esprit n’a pas de quoi les distinguer et choisir. » En effet, quel­les sont les différentes sources de nos jugements et de nos prétendues connaissances ? Charron les réduit au nombre de trois : la raison, l’expé­rience et le témoignage de nos semblables, le consentement général des hommes. Les deux premières, selon lui (liv. I, ch. iv et xvi), sont faibles, incertaines, ondoyantes ; mais l’expé­rience encore plus^ que la raison, bien que la raison se prête aussi, avec une souplesse extrême, aux résultats les plus opposés. Le consentement général des hommes serait sans doute un grand argument en faveur de la vérité ; mais malheu­reusement le nombre des fous suipasse de beau­coup celui des sages ; ensuite ce consentement se lorme par une sorte de contagion, sans juge­ment ni connaissance, et, pour nous servir de l’expression originale de notre philosophe, à la suite de quelques-uns qui ont commencé la danse (liv. I, ch. xvi). A l’exemple de Montai­gne, Charron insiste avec beaucoup de complai­sance sur la diversité des opinions, des mœurs, des lois et des croyances qui régnent parmi les hommes. « Ce qui est, dit-il (ubi supra), impie, injuste, abominable en un lieu, est pitié, justice et honneur ailleurs, et ne saurait nommer une lov, coustume, créance receuë ou rejetée géné­ralement partout. »

Charron est conséquent avec lui-même lors­que, après avoir établi que la vérité se dérobe à toutes nos recherches, il déclare la liberté de la pensée tout à fait inutile et même dangereuse pour le repos de la société. Il vaut beaucoup mieux, nous assure-t-il, mettre l’esprit en tutelle et le coucher (ce sont ses propres expressions), que de le laisser aller à sa guise. « il a plus be­soin, dit-il encore (ubi supra), en parlant pres­que comme Bacon, il a plus besoin de plomb que d’aisles, de bride que d’esperons. » Mais il n’est pas question ici de méthode ; il s’agit de force et de contrainte. Charron observe que les États les plus heureux et les mieux gouvernés ne sont pas ceux où l’intelligence exerce le plus d’empire. Il y a eu plus de troubles et de sédi­tions, en dix ans, dans la seule ville de Flo­rence, qu’en cinq cents ans au pays des Grisons. La raison qu’il en donne, c’est que « les hommes d’une commune suffisance sont plus souples et font plus volontiers joug aux lois, aux supé­rieurs, à la raison, que ces tant vifs et clair­voyants qui ne peuvent demeurer en leur peau. » C’est un spectacle fait pour étonner, mais ce­pendant moins rare qu’on ne pense, de voir le scepticisme arriver aux mêmes résultats que le fanatisme le plus intolérant.

Il y a diverses manières d’être sceptique : les uns le sont par une piété mal entendue, pour hu­milier l’homme devant l’autorité ou devant la grandeur divine ; les autres par suite d’un idéa­lisme exagéré qui ne veut rien comprendre au delà de l’intelligence elle-même. Le scepticisme de Charron incline visiblement au sensualisme et même au matérialisme, « Toute cognoissance, dit-il (liv. I, ch. xii), s’achemine en nous par les sens : ce sont nos premiers maistres, elle com­mence par eux et se résoult en eux. Ils sont le commencement et la fin de tout. ■ C’est par des hypothèses purement matérialistes, et il faut ajouter parfaitement puériles, qu’il s’efforce de rendre compte de nos diverses facultés. L’àme, sur la nature de laquelle il évite de se pronon­cer, est logée dans les ventricules du cerveau. Or le cerveau est susceptible de trois tempéra­ments : le sec, l’humide et le chaud. Le tempé­rament sec est la condition de l’entendement ; de là vient que les vieillards, les personnes à jeun et celles qui mènent habituellement une vie au­stère, ont plus de jugement, de prudence et de solidité dans l’esprit que les autres. Le tempé­rament humide est la condition de la mémoire : aussi les enfants ont-ils cette faculté plus déve­loppée que les hommes faits, et les habitants du nord plus que ceux du midi. Enfin l’imagina­tion est le fruit d’un tempérament chaud, comme nous