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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/364

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DANT
DANT
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pereur est inférieur au pape, comme la philosophie est inférieure à la théologie, la béatitude terrestre à la béatitude céleste ; mais il n’y a de l’un à l’autre qu’une subordination de déférence.

Ces idées politiques sont en opposition avec celles de saint Thomas et de la plupart des docteurs ; mais elles ne sont pas pour cela étrangères à l’esprit du moyen âge. Si le moyen âge se perd par l’excès du morcellement, il ne s’égare pas moins dans la poursuite de l’unité universelle. L’Église y prétend dans l’ordre spirituel ; les Césars d’Allemagne, héritiers du titre des Césars de Rome, aspirent à la réaliser dans l’ordre temporel. Aussi ne conçoit-on que trois théories politiques : la première absorbe l’Empire dans l’Église ; la seconde assujettit l’Église à l’Empire ; la troisième investit les deux pouvoirs, chacun dans sa sphère, d’une souveraineté également universelle et pleinement indépendante. L’unité de l’Empire, dans la théorie de Dante, ne s’autorise pas seulement des traditions toujours vivantes de l’Empire romain, elle apparaît comme le couronnement de l’édifice féodal. Elle n’est pas destinée, en effet, à se substituer en tout à la diversité des États. Elle ne fait que les relier entre eux sous la souveraineté de l’empereur, comme les fiefs d’un même royaume sont réunis sous la suzeraineté du roi.

Enfin la politique de Dante appartient, encore au moyen âge par l’appareil scolastique sous lequel elle se présente, soit dans les démonstrations en forme du traité de la Monarchie, soit dans les digressions oratoires ou poétiques du Banquet ou de la Divine Comédie. En discutant des questions sur lesquelles se sont livrées pendant plusieurs siècles tant de batailles de plume et d’épée, Dante ne peut se dispenser d’user des mêmes armes que ses adversaires. Quand l’opinion qu’il combat voit dans la subordination de la lune au soleil une preuve convaincante de celle du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, faut-il s’étonner s’il déploie contre un tel argument toutes les ressources de la scolastique et toutes les subtilités de l’interprétation symbolique ? Il ne se refuse pas même, dans l’ardeur de la discussion, l’emploi des armes de l’intolérance : « On voudrait, s’écrie-t-il, en réfutant une certaine théorie sur la noblesse d’origine, répondre, non avec des paroles, mais avec le couteau, à une telle marque de bestialité » (Convito, IV).

L’originalité véritable de la philosophie de Dante, c’est la forme populaire dont il l’a revêtue. Toutes les questions qui se débattaient dans l’ombre des écoles se produisent au grand jour dans une langue à la fois savante et naïve, qui sait se plier aux plus formidables abstractions et y répandre la lumière et la vie. Et en même temps qu’elles font appel à toutes les intelligences, elles s’emparent de toutes les imaginations par cet ensemble de fictions charmantes ou terribles au sein duquel elles tiennent place. Elles provoquent ainsi une curiosité insatiable, stimulée plutôt que rebutée par les obscurités dont le poëte philosophe n’a pas voulu les dégager. Il a donné lui-même l’exemple d’un commentaire philosophique de ses poésies dans la langue du peuple. D’innombrables interprètes, dont la chaîne remonte aux premières années après sa mort, suivent à l’envi cet exemple pour la Divine Comédie. Ce n’est pas assez des commentaires écrits, des chaires sont créées dans la plupart des villes d’Italie, pour l’explication du poëme sacré. On sait que celle de Florence fut inaugurée par Boccace. Les détails naïfs dans lesquels ces premiers commentateurs se croient obligés d’entrer attestent à la fois l’ignorance du public auquel ils s’adressent, et l’universelle avidité de savoir que l’œuvre de Dante avait excitée.

C’est le triomphe de la scolastique, c’est en même temps le point de départ de sa décadence. Le cercle étroit dans lequel s’est enfermée la pensée du grand poëte ne suffit bientôt plus à l’esprit humain émancipé par lui-même. Malgré ses avertissements, on veut aller par plus d’un sentier en philosophant. On veut surtout s’abreuver plus largement à celte antiquité profane dont les poètes et les philosophes jouent dans son poëme un rôle secondaire et subordonné, mais déjà plein d’éclat. Aussi on a pu dire (Franz Wegele, Dante’s Leben und Werke) que la Divine Comédie avait été, en Italie du moins, le chant du cygne de la scolastique. Pétrarque, plus jeune que Dante seulement de trente-neuf ans, est déjà un philosophe de la Renaissance.

Mais la popularité de Dante n’a point eu à souffrir de ce mouvement nouveau. Lui-même y avait contribué sans le vouloir, non-seulement en produisant la philosophie hors de l’enceinte des écoles et en la plaçant sous l’invocation des souvenirs classiques, mais en faisant un choix dans cet enseignement scolastique auquel il prétendait rester fidèle. Il laisse dans l’ombre les théories propres au moyen âge sur le principe d’individuation, sur les universaux, sur la distinction des deux intellects. Sous ces formes pédantesques dont il a peine à s’affranchir, il sait retrouver cette philosophia perennis dont parle Leibniz, qui subsiste à travers tous les systèmes anciens et modernes. Il se fait, pour employer son langage, le citoyen de « cette Athènes céleste où les stoïciens, les péripatéticiens et les épicuriens, par l’effet de la vérité éternelle, se réunissent dans un vouloir commun » (Convito, III). Prises en elles-mêmes, la plupart de ses théories philosophiques peuvent, sans un anachronisme trop sensible, être mises dans la bouche de Virgile, son guide dans le champ de la science humaine, et, sauf sur les questions de physique, où il ne pouvait devancer les découvertes modernes, elles ont pu garder leur place dans l’enseignement et dans les discussions des philosophes. Même après la chute de la scolastique, la Divine Comédie est encore commentée avec enthousiasme par de purs platoniciens comme Landino et par les savants les plus dégagés de l’esprit du moyen âge comme Galilée. La décadence intellectuelle de l’Italie au xviie siècle y interrompit seule les études dantesques. On sait quelle faveur elles ont reconquise de nos jours. Non-seulement l’ère des commentateurs s’est rouverte, mais des citations de la Divine Comédie et des Opere minori sont devenues l’illustration obligée de tous les livres de philosophie.

Hors de l’Italie, Dante est moins souvent cité, parce qu’il perd beaucoup à être traduit ; mais, au point de vue historique surtout, il est l’objet d’études non moins patientes et non moins sympathiques. Sa gloire a profité de la réaction qui s’est produite de nos jours en faveur du moyen âge, et elle a contribué à son tour à provoquer les recherches sur l’histoire et sur la philosophie du moyen âge. Les plus obscurs représentants de la scolastique sont tirés de l’oubli pour éclaircir un passage du poëte qui a résumé dans ses vers immortels toute la science de son temps.

Dans la philosophie de Dante, un intérêt particulier s’attache à sa politique. Comme sa métaphysique, elle procède du moyen âge, mais elle va au delà du moyeu âge. Elle manifeste, 1 1 théorie chimérique de l’Empire universel, le pressentiment déjà très-net de toutes les les questions que la politique moderne .spire à résoudre : la fédération des États, sinon sous un chef unique, du moins sous certaines