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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/363

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DANT
DANT
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il ne sépare pas la morale des autres sciences dont elle est le principe ordonnateur, comme le Premier Mobile, auquel elle correspond, soutient tout l’ordre du ciel. Aussi une véritable Somme de philosophie et de théologie trouve place dans cette série de dissertations dont il entremêle sans cesse ses tableaux de l’autre vie, soit qu’il parie en son propre nom, soit qu’il fasse parler ses deux guides, Virgile et Béatrice, ainsi que les divers personnages qu’il met en scène.

Dante n’a point proprement une doctrine philosophique. L’aristotélisme scolastique, sous la forme que lui avait donnée saint Thomas, fait le fond de toutes ses théories. Il appelle Aristote le maître de ceux qui savent, et il s’incline presque toujours devant l’autorité du bon frère Thomas d’Aquin. Sur les rapports des sens avec la raison et de la raison avec la foi, sur la formation, l’unité et l’immortalité de l’âme, sur la création et la hiérarchie des êtres, sur le libre arbitre et l’origine du mal, sur la division des vertus, il professe le pur thomisme. S’il s’écarte de l’Ange de l’École dans la classification des péchés, c’est pour remonter directement à Aristote, ou pour s’inspirer d’un autre scolastique, saint Bonaventure. Il connaît les Arabes Algazel, Avicenne, et celui qui fit le grand Commentaire, Averroës, dont il réfute, par les arguments de saint Thomas, la théorie et l’intellect impersonnel. De Platon, il ne paraît avoir lu que le Timée, qu’il ne cite que pour le combattre ; mais on reconnaît, dans l’esprit même de sa philosophie, une sorte de platonisme inconscient, qu’il puise dans Cicéron, dans Boëce, dans Richard de Saint-Victor, dans saint Bonaventure et dans saint Thomas lui-même. Comme presque tous les. scolastiques, il est attiré ; sans le bien connaître, par l’idéalisme platonicien, et contenu par le réalisme péripatéticien, mieux connu et plus conforme aux exigences d’un enseignement dogmatique. Parmi les principes de la métaphysique d’Aristote, il s’empare surtout de cette idée de finalité qui fait du moteur suprême le centre commun vers lequel tendent tous les êtres. Il se plaît à montrer un immense courant d’amour circulant partout à travers la grande mer de l’être. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle, forment l’échelle ascendante de l’amour universel. Infaillible dans ses degrés inférieurs, l’amour devient susceptible de bien et de mal, lorsqu’il est éclairé par la raison. Le vice, comme la vertu, procède de lui, suivant qu’il s’arrête sur des biens imparfaits ou qu’il tend avec une ardeur persévérante vers le bien suprême. Même quand la volonté devient mauvaise, quand elle poursuit le mal d’autrui par la violence ou par la fraude, elle n’obéit qu’à un amour déréglé de soi-même. Il y a des degrés dans le vice, suivant que l’amour s’éloigne plus ou moins de sa fin, et, d’un autre côté, les efforts qu’il fait pour l’atteindre sont la mesure des degrés de la vertu. Les vertus de la vie contemplative sont supérieures à celles de la vie pratique, comme manifestant plus d’amour ; mais, pour chacune de ces deux vies, il est un terme que l’amour humain ne peut dépasser, même au sein de la béatitude céleste. Les anges vont au delà, mais eux-mêmes ne réalisent pas encore la perfection de l’amour. Dieu seul la possède, au sommet de l’être, et il en répand les rayons sur toutes ses créatures, dans la mesure de leur perfection relative. L’Enfer lui-même est une œuvre d’amour autant que de justice. Ces cercles superposés dans lesquels les châtiments sont proportionnés au démérite, sont inégalement éloignés de Dieu ; l’amour divin éclaire encore d’une pâle lueur ces limbes où ceux à qui la foi seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne s’éteint qu’au fond de cet abîme de glace où se dresse, au milieu des traîtres, le corps immense de Lucifer.

Dans sa métaphysique et dans sa morale, Dante, comme tous les docteurs de son temps, ne sépare jamais la philosophie de la théologie. Il n’en maintient pas moins très-fermement leur distinction et leur indépendance mutuelle. Il n’y a pas lieu, sous ce rapport, de faire deux parts dans sa vie, l’une dans laquelle la philosophie aurait remplacé la foi naïve de son adolescence, l’autre qui aurait été marquée par une sorte dé conversion religieuse, sous l’influence prépondérante de la théologie. On a faussement interprété dans ce sens la succession symbolique de ses deux amours. La philosophie qu’il expose dans son Banquet, comme ayant remplace dans son âme l’amour de Béatrice, non-seulement est d’une orthodoxie scrupuleuse, mais se montre partout imprégnée de théologie. Quant à Béatrice, lorsqu’elle reprend possession de son âme dans la Divine Comédie, elle est loin d’y représenter la théologie pure et le triomphe de la foi sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la libre pensée. Elle-même lui envoie, pour le guider jusqu’à elle, Virgile, le représentant de la science humaine, de « tout ce que la raison peut voir ici-bas, » et, quand elle se charge à son tour de le diriger, elle ne l’éclairé pas seulement sur la théologie, elle lui expose aussi des théories philosophiques. Une même doctrine politique est développée dans le Banquet, dans la Divine Comédie et dans le traité latin de la Monarchie ; or cette doctrine repose précisément sur la distinction radicale de la philosophie et de la théologie, distinction considérée par Dante comme le principe de l’indépendance de l’Empire à l’égard de l’Église.

La politique de Dante est la partie la plus originale de sa philosophie. Lui-même, dans le traité de la Monarchie, la présente comme nouvelle. Il avoue que ses idées ont varié sur ce sujet. Il avait été élevé dans les principes des Guelfes, il s’est rapproché de ceux des Gibelins. Ce changement a-t-il été amené par le progrès naturel et logique de ses réflexions, ou bien faut-il l’attribuer à ses ressentiments d’homme de parti et d’exilé ? La question serait tranchée dans le premier sens, si l’on admettait avec un critique allemand, M. Witte, auquel la littérature dantesque est redevable de précieux travaux, que le traité de la Monarchie est une œuvre de sa jeunesse, écrite avant son bannissement, lorsqu’il n’avait encore aucun grief personnel contre les Guelfes. Mais cette hypothèse, contraire au témoignage de Boccace et à une tradition constante, est peu vraisemblable. Elle n’est pas nécessaire d’ailleurs pour la justification de Dante. Sa théorie de l’Empire se rattache évidemment à tout l’ensemble de ses doctrines philosophiques. Il n’appartenait au parti guelfe que par tradition de famille, et il a pu s’en séparer sans apostasie, lorsqu’il a commencé à se faire des convictions personnelles.

L’unité d’une fin commune pour tout le genre humain conduit Dante à proclamer la nécessité d’un empire unique, réunissant sous ses lois tous les peuples de la terre. Mais comme, pour atteindre leur fin, les hommes suivent une double lumière, la raison et la foi, le gouvernement universel reçoit deux formes, l’Empire et l’Église, le premier destiné à leur assurer la béatitude terrestre, le second ayant pour mission de les guider vers la béatitude céleste. Irréductibles entre eux, les deux pouvoirs sont mutuellement indépendants ; ils De relèvent que de la puissance divine, dont ils sont l’un et l’autre une émanation immédiate. L’em-