Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/373

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DEGE — 351 — DEGE sur nos organes. Réduit aux seules facultés que la sensation enveloppe, la perception, l’attention, le jugement, l’imagination, la réminiscence et la mémoire, l’homme ne pourrait acquérir le petit nombre des idées indispensables à son existence : la limite de ses besoins marquerait celle de son savoir. Mais à la lumière de l’ana- logie, il découvre chez son semblable des fa- cultés pareilles aux siennes, se rapproche de lui, cherche à s’en faire comprendre, imagine lé langage, le perfectionne, et, par le moyen de ce merveilleux instrument, modifie ses pre- mières connaissances, en acquiert de nouvelles et recule à l’infini le domaine de sa raison. Le langage est la condition des idées complexes et abstraites, ainsi que du raisonnement qui con- siste à substituer à un signe, dont la valeur ne pourrait être saisie immédiatement par l’esprit, d’autres signes dont les idées sont plus voisines de nous. 11 suit de là que la plupart des juge- ments dont un raisonnement se compose, n’ont pour objet que d’apprécier la valeur de nos si- gnes; ils sont vrais ou faux, selon que cette ap- préciation l’est elle-même, et le langage se trouve être à la fois la source principale de nos connais- sances et de nos illusions. Il faut toutefois le reconnaître , malgré les liens étroits qui le rattachent à l’école de Con- dillac, M. Degérando n’accepte les doctrines de cette école que sous bénéfice d’inventaire et avec une réserve intelligente. C’est ainsi qu’il n’adopte pas sans restriction la célèbre maxime qu’une science bien étudiée n’est qu’une langue bien faite, et que les contestations et les erreurs ne sont dues qu’à l’imperfection de nos signes. Il croit peu, ou, pour parler plus exactement, il ne croit pas à la possibilité d’une langue philo- sophique exempte de défauts, et, au lieu de dé- clamer inutilement contre les vices des idiomes vulgaires, il pense que les philosophes devraient plutôt s’occuper d’en faire valoir les avantages. Il ne se montre guère plus favorable au projet d’appliquer à la métaphysique les procédés de l’algèbre en réduisant le raisonnement au calcul; déclare même, en propres termes, qu’une pa- reille tentative n’est qu’une chimère. Enfin, M. Degérando réhabilite le syllogisme comme la forme primitive et essentielle de la pensée; il rend hommage à la rigoureuse exactitude de la logique des écoles, et il s’incline devant Aristote comme devant le penseur le plus profond, le génie le plus éminemment didactique qui se soit montré sur l’horizon de la philosophie. Ces jugements, d’une impartialité si rare en France, il y a un demi-siècle, annonçaient chez M. Degérando une rectitude et une libéralité de vues qu’on retrouve, encore qu’étouffée par des préjugés d’école, dans son mémoire de la Géné- ration des connaissances humaines, publié en 1802 (Berlin, 1 vol. in-8). M. Degérando avait pris pour épigraphe cette phrase de Locke : « L’expérience est le principe de nos connais- sances, et c’est de là qu’elles tirent leur source. » Après une revue rapide des systèmes anciens et modernes sur l’origine des idées, il s’attache à la théorie des idées innées, qu’il s’applique à combattre sous toutes ses formes. Une dernière partie^ de l’ouvrage, consacrée à l’analyse des facultés de l’àme, a pour objet de montrer com- ment l’expérience engendre toutes les connais- sances humaines; il est à remarquer que M. De- gérando y considère la réflexion, c’est-à-dire la conscience, à l’exclusion des sens, comme la source des idées de substance, d’unité et d’iden- tité. Ce mémoire, que l’Académie de Berlin couronna, contient le germe d’un ouvrage bien supérieur. *t qui formera dans l’avenir le prin- cipal titre de M. Degérando, nous voulons parler de son Histoire comparée des systèmes de phi- losophie relativement aux principes des con- naissances humaines, dont la première édition parut en 1804 (Paris, 3 vol. in-8). Ce qui manque à la plupart de nos historiens, c’est l’unité, et ce défaut tient à la multitude presque infinie des faits dont l’historien doit nous dérouler le tableau. M. Degérando pensa qu’on pourrait y échapper en rattachant l’expo- sition des systèmes philosophiques à l’analyse d’une question tellement liée à toutes les autres, qu’elle eût déterminé constamment et d’une ma- nière infaillible le caractère dominant et les destinées des systèmes; et comme il n’y a pas en philosophie de problème plus important que la question de l’origine et du fondement des con- naissances humaines, il s’arrêta à ce point de vue pour tracer l’histoire des écoles anciennes et modernes. Son ouvrage se divisait en deux parties : la première toute narrative, où il se bornait à exposer les doctrines : la seconde où il en appréciait les caractères et la valeur; celle-ci ne comprenait pas moins de quatorze chapitres et formait la moitié de l’ouvrage entier. Certes, ni la méthode ni le plan de M. Degérando ne sont irréprochables; sa méthode est arbitraire; elle dérange, comme l’a très-bien fait remar- quer M. Cousin, la proportion et l’ordonnance naturelles des systèmes, pour y substituer une ordonnance factice qui présente les idées, non sous le point de vue de l’auteur, mais sous celui de l’historien; son plan est impraticable, car on ne peut séparer d’une manière absolue lcxposi- tion et la critique d’un système, et, de plus, il entraîne à des répétitions fâcheuses. Mais ces réserves une fois faites, nous devons reconnaître l’importance et la nouveauté du service que M. Degérando rendait à la philosophie. VHis- toire comparée des systèmes a ramené les es- prits au culte des grands noms, si négligé par l’école de Condillac, et maintenant encore, malgré le progrès des études historiques, elle offre une lecture pleine d’intérêt. Par la vé- rité des détails et par l’étendue des aperçus, elle est incomparablement supérieure à tous les essais du même genre qui avaient jusque-là paru en France, entre autres à l’abrégé insuffi- sant et fautif de Deslandes. L’érudition en est exacte; les cadres sont à peu près complets, et, ce qui vaut mieux, elle respire au plus haut point l’amour de la science, le sentiment de la dignité de l’homme et une généreuse confiance dans l’avenir. Les préférences de l’auteur pour la méthode expérimentale sont visibles; mais il tempère, par le désir d’être impartial, tout ce qu’il y a d’exclusif et d’étroit dans son point de vue. S’il ne rend pas entièrement justice à la profondeur de Kant, il discute librement et n’ac- cepte pas toujours les conclusions de l’idéologie. Il est même assez curieux de suivre dans l’His- toire comparée le progrès des opinions de M. De- gérando, qui ; après s’être séparé de Condillac sur les questions de détail, finit par répudier son principe, contester la rigueur de ses analyses et de son langage, et distinguer l’activité de l’âme de la sensibilité. M. Degérando juge Locke beau- coup plus près de la vérité que Condillac ; ce- pendant il ne le croit pas à l’abri de toute er- reur sur des points dune haute importance. Il blâme, par exemple, sa théorie du jugement, et rejette ce dangereux paradoxe, que nous n’a- vons aucune idée de la substance , ou que cette idée ne consiste que dans la réunion des qualités. « Car, dit-il (t. III, p. 209), si nous n’avions aucune idée de la substance, nous ne pourrions avoir celle de la qualité, qui est sa