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Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/391

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DÉSI
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DÉSIR. C’est une conception primitive et absolue de la raison que tout ici-bas a une fin et y tend. La destination de tous les êtres n’est pas la même, à cause de la différence de leurs natures ; mais tous aspirent également à remplir le rôle que la Providence leur a assigné. Soumis à la loi commune, l’homme trouve au fond de lui-même un penchant impérieux et continuel à rapprocher de soi les objets qui sont en harmonie avec les fins de ses facultés, et dont la possession est pour lui le bonheur, l’absence une source d’inquiétude, de malaise et d’abattement. Cette inclination secrète et puissante de l’âme constitue le fond du phénomène connu sous le nom de désir. Désirer une chose, c’est tendre vers cette chose par un élan naturel et spontané : c’est chercher instinctivement à s’en rendre maître, à la posséder, à s’y unir ; c’est ressentir une sourde anxiété, tant que la passion n’a pas atteint son objet, et une délicieuse jouissance, lorsqu’elle l’a obtenu.

Mais ce premier élément du désir n’en est pas le seul. Une connaissance tantôt claire, tantôt obscure, se mêle au penchant que l’âme éprouve ; elle sait toujours plus ou moins ce qu’elle désire, et la raison éclaire le but que poursuit la sensibilité. Ignoti nulla cupido, a dit un poète dont Malebranche traduisait la pensée sous une forme philosophique, lorsqu’il définissait le désir « l’idée d’un bien que l’on ne possède pas, mais que l’on espère de posséder. » Le désir se distingue par là de la tendance aveugle qui entraine toute existence à sa fin, qu’elle le sache ou qu’elle l’ignore. Il est le mouvement spontané de la nature, transformé par l’intelligence ; il constitue donc un phénomène qui ne se produit que chez les êtres doués de connaissance. La pierre a des affinités ; la brute a des instincts ; l’homme seul a des désirs, parce que seul il a reçu le don de la pensée.

Ce qu’il importe maintenant de bien entendre, c’est que le désir, pris en lui-même, n’est pas directement soumis au pouvoir de l’âme, qui ne peut ni l’éveiller ni l’étouffer à son gré, mais à laquelle il s’impose, pour ainsi parler, selon des lois fatales et nécessaires. Nous pouvons essayer de prévenir certains désirs, en évitant, par exemple, les occasions qui les exciteraient ; nous pouvons les combattre quand ils sont nés, et refuser de les satisfaire ; souvent même nous y sommes tenus, et la force morale éclate particulièrement dans ces luttes de la personne humaine contre la passion. Mais ce n’est pas nous qui déterminons les inclinations de notre âme, nous ne sommes pas les maîtres de les engendrer par une sorte de fiât de notre volonté, ni de les l’aire disparaître quand il nous plaît, et ensuite de les ranimer ; elles prennent naissance et elles meurent sans notre participation, et souvent en dépit de tous nos efforts. Où est l’homme qui possède assez d’empire sur lui-même pour ne pas désirer ce qu’il regarde comme un bien, la possession de ce bien lui parût-elle impossible ou coupable ? Où est celui qui n’est pas exposé à ressentir des tentations que sa conscience désapprouve, et auxquelles sa liberté n’a pas le droit d’obéir ? Expression variée de nos besoins naturels ou factices, les désirs de l’homme ne dépendent pas de lui, mais des lois de sa constitution. Tout corps tombe s’il n’est soutenu ; de même, le phénomène du désir a lieu dans tous les cœurs, aussitôt que certaines conditions se trouvent remplies, ou que d’autres ne le sont plus.

Un grand nombre de philosophes, entre autres Condillac, Thomas Brown, M. Laromiguière, ont considéré le désir comme’le principe générateur de la volonté. À les en croire, ces mots, je veux,


signifient je désire et je pense que rien ne peut contrarier mon désir. On voit aisément, par l’analyse qui précède, combien une pareille opinion est peu fondée. Elle confond deux phénomènes de nature essentiellement différente, l’un nécessaire, l’autre libre ; le premier, que l’âme ne saurait s’imputer à elle-même ; le second, qui dépend d’elle et dont elle répond ; celui-ci empreint du signe éminent de la personnalité ; celui-là en quelque sorte étranger à nous-mêmes, bien qu’il se produise en nous. Il est vrai que nos facultés actives ne se développent pas en l’absence de toute excitation ; pour agir, nous avons besoin d’y être pousses, et de tous les mobiles, la passion est, sans contredit, le plus puissant. Mais on ne saurait assimiler un simple mobile à une faculté proprement dite. Quel que soit l’aiguillon qu’elle y trouve, la volonté est si peu le désir, que souvent, comme nous l’avons fait remarquer, toute son énergie est employée à le combattre ; et, dans ce cas, ce n’est pas seulement un penchant qui entre en lutte avec d’autres penchants, et qui cherche à les étouffer ; la résistance part de plus haut ; elle procède d’une force que nous distinguons, ou plutôt qui se distingue elle-même de toutes les inclinations, et qui, victorieuse ou vaincue, se reconnaît le pouvoir de les surmonter.

D’autres philosophes, allant plus loin, ont cherché dans le désir l’élément primitif, la substance même de l’âme humaine. Cette nouvelle erreur, plus grave encore que la précédente, ne résiste pas davantage à l’examen. Tous les attributs d’un être, toutes ses opérations sont des résultats et, pour mieux dire, des traductions de sa nature. Si donc la nature de l’âme consistait primitivement à désirer ; si, envisagée dans son fond, dans son essence, elle n’était autre chose qu’un désir non interrompu poursuivant sans relâche une fin indéterminée, le désir devrait sullire pour rendre compte de tout ce qu’elle est et de tout ce qui se passe en elle, de ses facultés et de ses modifications. Nous avons déjà fait voir qu’il ne rendait pas compte du phénomène de sa volonté, et que, loin de là, il avait précisément pour caractère d’être indépendant de la personne humaine ; mais il y a chez l’homme un sentiment non moins énergique et non moins profond que celui du pouvoir volontaire, je veux dire le sentiment de son unité et de son identité. Chacun de nous sait clairement que le principe de son être est un, simple, indivisible ; qu’il ne change pas, ne se renouvelle pas, mais qu’il reste aujourd’hui ce qu’il était hier, et qu’il sera demain ce qu’il est aujourd’hui. Or, serait-ce à la vue de cette multitude de désirs qui se mêlent et s’entre-choquent dans l’âme, que nous aurions acquis la persuasion de l’unité de son existence ? Certes, si quelque chose pouvait ébranler cette conviction, la première et la plus invincible de toutes, ce devrait être ce grand nombre d’affections, non-seulement différentes, mais opposées, qui se partagent le cœur humain, où elles se succèdent de jour en jour et souvent d’un moment à l’autre. La vie humaine trouve un fond plus solide, plus durable, dans l’activité naturelle de l’âme, dans cette énergie intime et impérissable, si bien comprise de Leibniz et de M. de Biran, qui tend à l’action par un perpétuel effort. Nos désirs viennent se dessiner sur ce fond, et le varient ; mais il y a une étrange illusion à prétendre qu’ils le constituent.

Après avoir distingué le désir des autres phénomènes de la vie psychologique, il s’agirait d’en indiquer les différentes espèces, correspondant à l’infinie variété des objets avec lesquels le moi se trouve en rapport, et qui deviennent pour lui 24


dict. philos. 24