Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/47

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amis les philosophes se scandalisèrent de ce que son testament commençait par ces mots : *< Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

Sans famille, sans place, sans fortune, d’Alem­bert n’en était pas moins un personnage impor­tant. Après la mort de Voltaire, il devint le chef du parti philosophique. La société qu’il réunissait dans son petit entre-sol du Louvre fut plusieurs années une des plus brillantes de Paris. Là se rendaient d’anciens ministres, comme le duc de Choiseul, de grands seigneurs, parfois gens de beaucoup d’esprit : tout ce qu’il y avait d’étran­gers marquants tenait à honneur d’y être admis, et il y reçut, en 1782, le comte et la comtesse du Nord (le grand-duc de Russie qui fut depuis Paul Ier, et son épouse, la mère de l’empereur Alexandre). L’àme de cette société fut longtemps Mlle de l’Espinasse^ dont le tact et la finesse ne furent pas inutiles a la considération de son ami.

Après la mort de Duclos, en 1772, d’Alembert devint secrétaire perpétuel de l’Académie fran­çaise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette place qu’il composa les eloges des académiciens, parmi lesquels on a remarqué ceux de Destou­ches, de Boileau, de Fénelon, etc. ; ils sont en général instructifs, semés d’anecdotes piquantes. On lui a reproché quelquefois de courir après le trait, pour capter les applaudissements de la multitude qui suivait alors les représentations académiques. Sa conversation était spirituelle, intéressante par un fonds inépuisable d’idées et de souvenirs curieux : il contait avec grâce et faisait jaillir le trait avec une prestesse qui lui était particulière. On cite de lui des mots qui ont un caractère d’originalité fine et profonde : « Qu’est-ce qui est heureux ? quelque misérable. » Il disait « qu’un état de vapeur est un état bien fâcheux, parce qu’il nous fait voir les choses comme elles sont. » Il mourut à Paris, le 29 oc­tobre 1783.A… D.

Malgré ses mérites comme philosophe et comme écrivain, c’est à titre de savant que d’Alembert est le plus célèbre ; il est même le seul, parmi les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouve­ment philosophique du xviii® siècle, qu’on doive compter au nombre des géomètres du premier ordre. Cette circonstance est d’autant plus re­marquable, que Fontenelle et Voltaire, en se faisant, à leur manière, les interprètes des grands génies du siècle précédent, avaient mis, pour ainsi dire, la géométrie à la mode chez les beaux esprits. Il est donc indispensable de dire quelques mots des travaux mathématiques de d’Alembert, en tant, du moins, que cela peut contribuer à faire mieux connaître et apprécier le philosophe et l’encyclopédiste.

Du vivant de d’Alembert, l’esprit de parti n’a pas manqué de vouloir rabaisser en lui le géo­mètre ; mais les juges les plus compétents, ceux qui se tenaient le plus à l’écart des coteries phi­losophiques et littéraires, n’ont jamais méconnu l’originalité, la profondeur de son talent, l’impor­tance de ses découvertes. Émule de Clairaut, d’Euler et de Daniel Bernouilli, souvent plus juste à leur égard qu’ils ne l’ont été au sien, il n’a sans doute ni l’élegante synthèse de Clairaut, ni la parfaite clarté, ni surtout la prodigieuse fécondité d’Euler ; mais quand on a donné le premier, après les tentatives infructueuses de Newton, la théo­rie mathématique de la précession des équinoxes, quand on a attaché son nom à un principe qui fait de toute la dynamique un simple corollaire de la statique, on a incontestablement droit à un rang éminent parmi les génies inventeurs. Après Dc-scartes, Fermât et Pascal, la France avait vu le sceptre des mathématiques passer en des mains étrangères · Clairaut et d’Alembert le lui ont rendu, ou du moins ils ont pu lutter glorieusement avec les deux illustres représentants de l’école deBâle ; et sur la fin de sa carrière, lorsque d’Alembert, malade, chagrin, sentait son génie décliner (comme sa correspondance manuscrite le laisse assez voir), il prodiguait à Lagrange les marques d’admiration ; il distinguait le talent naissant de Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui l’ont surpassé.

Il faut pourtant le dire : le nom de d’Alembert est resté et restera dans la science ; mais, quoi­qu’il n’y ait guère plus d’un demi-siecle entre lui et nous, déjà l’on ne lit plus ses écrits, tandis que ceux de Clairaut, d’Euler et surtout de La— grange demeurent comme des modèles du style mathématique. Chose singulière ! trois géomètres de la même école, tous trois écrivains élégants, membres de l’Académie française, tous trois adeptes zélés de la philosophie du χνπΓ siècle, d’Alembert, Condorcet et Laplace, ont eu tous trois dans leur style mathématique une manière heurtée, obscure, qui rend pénible la lecture de leurs ouvrages, et les a fait ou les fera vieillir promptement. Assurément nous n’entendons pas mettre Condorcet, comme géomètre, sur la ligne de d’Alembert ou de Laplace, et nous reconnais­sons que l’importance toute spéciale des grandes compositions de Laplace doit les faire durer plus que les fragments sortis de la plume de d’Alem­bert ; mais le trait de ressemblance que nous si­gnalons n’en mérite pas moins, à notre sens, l’attention du philosophe.

Voici la liste des ouvrages de d’Alembert, pu­bliés séparément, liste qui donnerait une idée démesurée de l’étendue de ses travaux, si l’on ne prenait garde que tous forment des volumes très— minces et d’un très-petit format in-4.

Traité de Dynamique, 1743, 1 vol. ; 2° Trai­té de VEquilibre et du mouvement des fluides, 1740-70, 1 vol. ; 3° Réflexions sur la cause gé­nérale des vents, 1747, 1 vol. ; 4° Recherches sur la précession des équinoxes et sur la nutation de l’axe de la terre, 1749, 1 vol. ; 5° Essai d’une nouvelle théorie sur la résistance des fluides, 1752, 1vol. ; 6° Recherches sur différents points importants du système du monde, 1754-56. 3 vol. ; 7° Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en 1761, 1764, 1767, 1768, 1773 et 1780.

Le Traité de Dynamique est particulièrement remarquable par l’énonc*5 du fameux principe que l’on désigné encore sous le nom de Principe de d’Alembert. Si l’on imagine un système de corps en mouvement, liés entre eux d’une manière quelconque, et réagissant les uns sur les autres au moyen de ces liaisons, de manière à modifier les mouvements que chaque corps isolé prendrait en vertu des seules forces qui l’animent, on pourra considérer ces mouvements comme com­posés, 1° des mouvements que les corps prennent effectivement, en vertu des forces cpi les animent séparément, combinées avec les reactions du sys­tème ; 2° d’autres mouvements qui sont détruits par suite des liaisons du système : d’où il résulte que les mouvements ainsi détruits doivent être tels, que les corps animés de ces seuls mouve­ments se feraient équilibre au moyen des liaisons du système. Avec ce principe, la science du mou­vement n’est plus qu’un corollaire purement ma­thématique de la théorie de l’équilibre. Il n’y a plus de principe nouveau à emprunter, soit à la raison pure, soit à l’expérience, plus d’artifice particulier de raisonnement à imaginer ; il ne reste que des difficultés de calcul, et celles-ci sont inhérentes à la nature des choses. En tout cas, l’esprit humain a accompli sa tâche quand il est parvenu à classer ainsi les difficultés, et à pousser les réductions autant qu’elles peuvent