d’une manière absolue ; par conséquent il regardait la matière comme une substance éternelle et nécessaire, quoique essentiellement variable par sa forme et la combinaison de ses éléments. Mais les seules propriétés de la matière lui semblaient insuffisantes pour expliquer le mouvement et l’harmonie générale du monde ; le hasard, pour lui, c’était le nom sous lequel nous déguisons notre ignorance des causes ; et quant à cette nécessité aveugle dont les autres philosophes se contentaient si facilement, il en niait l’existence. De là un dualisme entièrement inconnu jusqu’alors et qu’Anaxagore lui-même, en tête de l’un de ses ouvrages, a formulé ainsi : « Toutes choses étaient confondues, puis vint l’intelligence qui fit régner l’ordre. » Ces paroles, que nous retrouvons également dans les plus anciens monuments de l’histoire de la philosophie, ne sauraient nous laisser aucun doute sur leur authenticité, et nous tracent tout naturellement la marche que nous avons à suivre. Nous examinerons d’abord quels sont, dans l’opinion de notre philosophe, la nature et le rôle de l’esprit ; nous chercherons ensuite à déterminer les divers caractères et les divers éléments de la substance matérielle ; enfin nous terminerons par quelques réflexions sur l’origine de la philosophie d’Anaxagore et ses rapports avec les systèmes qui l’ont précédée.
Ce que nous avons dit suffit déjà pour nous convaincre qu’il ne s’agit pas ici du dieu de la raison et de la conscience : le dieu d’Anaxagore n’est qu’un humble ouvrier, condamné à travailler sur une matière toute prête, obligé de tirer le meilleur parti possible d’un ^principe éternel comme lui, et dont le propriétés imposent à sa puissance une limite infranchissable. Telle sera toujours l’idée qu’on se formera de la cause suprême, si l’on n’v arrive pas par un autre chemin que l’observation exclusive de la nature extérieure ; car il est facile de comprendre que le physicien ne recourra à l’intervention divine, que lorsque les faits ne peuvent s’expliquer par la nature même des corps. Or, tel est précisément le jugement qu’Aristote a porté sur le philosophe de Clazomène : « Anaxagore, dit— il, se sert de l’intelligence comme d’une machine pour faire le monde, et quand il désespère de trouver la cause réelle d’un phénomène, il produit l’intelligence sur la scène ; mais dans tout autre cas, il aime mieux donner aux faits une autre cause [de la Métaphysique d’Aristole, par M. Cousin, in-8, Paris, 183a, p. 140). » Platon dit la même chose d’une manière encore plus explicite [Phèd., p. 393, édit. Mars. Ficin).
Ainsi renfermé dans une sphère nécessairement très-restreinte, l’esprit a deux fonctions à remplir, parce qu’il y a deux choses que les propriétés physiques ne sauraient jamais expliquer : 1° l’action qui déplace les éléments matériels, qui les réunit ou les sépare, qui leur donne constamment ou leur a donné une première fois le mouvement ; 2° la disposition des choses selon cet ordre admirable qui éclate à la fois dans l’ensemble et dans chaque partie de l’univers. Considéré comme moteur universel, comme la cause première des révolutions générales du monde et des changements, des phénomènes particuliers dont il est le théâtre, l’esprit ne peut pas faire partie du monde, il ne peut être mêlé à aucun de ses éléments, il.est à l’abri de toute altération et doit être conçu comme une substance entièrement simple, qui existe par elle-même, qui ne relève que de sa propre puissance^ tant qu’elle n’agit pas sur la matière. Si on lui donne également le titre d’infini, c’est que ce mot n’avait pas, dans le système d Anaxagore, et en général chez les premiers philosophes, la signification métaphysique qu’on y attache aujourd’hui. Considéré comme ordonnateur, comme auteur de l’harmonie générale du monde et de l’organisation des êtres, le principe spirituel possède nécessairement la faculté ae penser, d’où lui vient probablement le nom d’intelligence (voO ; ) sous lequel on le désigne toujours. L’intelligence ne peut agir qu’en pensant ; et s’il est vrai qu’elle est l’auteur du mouvement, il faut que ce mouvement ait une raison (Arist., Phys., lib. III, c. iv ; Mctaph., lib. XII, c. ix). Mais si la pensée et l’action sont inséparables, il faut que l’une s’étende aussi loin que l’autre ; il faut que la pensée s’étende plus loin encore, car le plan doit exister avant l’œuvre, et le projet avant l’exécution. Aussi Anaxagore disait-il expressément que l’intelligence ou le principe spirituel du monde embrasse en même temps dans sa connaissance, le présent, le passé et l’avenir, ce qui est encore à l’état de chaos, ce qui en est déjà sorti et ce qui est sur le point d’y rentrer. Anaxagore attri— buait-il aussi à son Dieu la connaissance du bien et du juste ? Cette opinion pourrait au besoin s’appuyer sur deux passages obscurs d’Aristote [Melaph.j lib. XII, c. x) ; mais elle ne s’accorderait guere avec le caractère général du système que nous exposons.
Puisque Anaxagore, comme tous les autres philosophes de l’antiquité, ne reconnaît pas la création absolue, et qu’en dehors de son principe spirituel il n’y a pour lui que la matière, il ne pouvait pas admettre la pluralité des âmes ; il ne pouvait pas supposer que chaque être vivant soit animé par une substance particulière, par un principe moteur distinct de l’esprit universel. Par conséquent, il ne devait pas considérer l’intelligence suprême comme une existence séparée et distincte de celle des choses. En effet, Platon nous assure, dans son Cratyle, qu’Anaxagore faisait agir l’esprit sur le monde en le pénétrant dans toutes ses parties. Aristote lui attribue la même pensée [de Anima, lib. I, c. n) : « Anaxagore, dit-il, prétend que l’intelligence est la même chose que l’âme, parce qu’il croit que l’intelligence existe dans tous les animaux, dans les grands comme dans les petits, dans les plus nobles comme dans les plus vils. » Ainsi, encore une fois, c’est le même principe, le même esprit, une seule âme qui anime tout ce qui existe. Conséquent avec lui-même, Anaxagore ne s’arrête pas là : il veut que l’intelligence réside aussi dans les plantes, puisque les plantes sont des êtres vivants. Elles ont, comme les animaux, leurs désirs, leurs jouissances et leurs peines ; elles ne sont pas même dépourvues de connaissance. Mais comment se fait-il que ce principe unique, toujours le même dans la substance et dans les propriétés générales, nous apparaisse dans les divers êtres sous des formes si différentes ? Pourquoi ne le voyons-nous pas agir en tout temps et en tout lieu, d’après les mêmes lois, avec la même sagesse, avec la même puissance ? Pourquoi la plante n’a-t-elle pas les mêmes passions, les mêmes instincts que l’animal ? Pourquoi l’animal est-il si inférieur à l’homme ? Ici reparaissent les limites infranchissables que rencontre toujours le principe spirituel, quand il veut agir sur la matière. L’intelligence ne peut se développer que dans la mesure où l’organisme le permet ; et l’organisme à son tour dépend de la matière et des éléments dont elle se compose. Ainsi l’homme, disait Anaxagore, au témoignage d’Aristote, l’homme n’est le plus raisonnable des animaux, que parce qu’il a des mains ; et en général, là où le principe spirituel ne trouve pas les instru— ■ j ments