Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

il refusa à l’eau le titre d’élément générateur, mais il ne reconnut comme tel aucun des éléments qui, de son temps ou après lui, furent admis à ce rang par d’autres ioniens. Pour Anaximandre, le principe des choses n’est ni l’eau, ni la terre, ni l’air, ni le feu, soit pris isolement, comme le veulent Thalès, Phérécyde, Anaximène, Heraclite, soit pris collectivement, comme l’entendit le sicilien Empédocle. Ce principe, pour Anaximandre, c’est l’infini, αρχην και στοιχειον το απειρον. Maintenant, qu’entendait Anaximandre par l’infini ? Voulait-il parler de l’eau, de l’air ou de quelque autre chose ? C’est un point que, d’après Diogène, il laissa sans détermination précise. Toutefois, Aristote (Metaph., liv. XII, c. II) essaye de rendre compte de l’infini d’Anaximandre, en disant que c’est une sorte de chaos primitif, et c’est en ce même sens aussi que saint Augustin, dans un passage de sa Cité de Dieu (liv. VIII, ch. II), interprète la donnée fondamentale du système d’Anaximandre.

Thalès avait ouvert en Grèce la série des philosophes dont le système cosmogonique devait reposer sur un principe unique, admis comme élément primordial, et donnant naissance, par ses développements ultérieurs, à l’univers. Dans cette voie marchèrent Phérécyde, Anaximène, Diogène d’Apollonie, Héraclite. Anaximandre, au contraire, vint poser la base de ce système cosmogonique que devait un jour, sauf quelques modifications, reproduire et développer Anaxagore, et qui consiste à expliquer la formation des choses par l’existence complexe et simultanée de principes contemporains les uns des autres, et confondus primitivement dans le chaos.

Tel est le point de départ de la cosmogonie d’Anaximandre. Mais comment cette conclusion primitive fit-elle place à l’harmonie ? Comment Anaximandre explique-t-il le passage du chaos à l’ordre actuel de l’univers ?

Il tire cette explication du double caractère qu’il prête à l’infini, immuable quant au fond, mais variable quant à ses parties. Or, en vertu de cette dernière propriété, une série de modifications ont lieu, non dans la constitution intime des principes, qui, pris chacun en soi, furent dans l’origine ce qu’ils devaient être toujours, mais dans leur juxtaposition, dans leur combinaison, dans leurs rapports. Un dégagement s’opéra, grâce au mouvement éternel, attribut essentiel du chaos primitif, et ce dégagement amena, comme résultats graduellement obtenus, la séparation des contraires et l’agrégation des éléments de nature similaire. C’est ainsi que toutes choses furent formées. Toutefois, cette formation ne s’opéra pas instantanément : elle fut successive, et ce ne fut que par une série de transformations que les animaux, et notamment l’homme, arrivèrent à revêtir leur forme actuelle.

La cosmogonie d’Anaximandre constitue une sorte de panthéisme matérialiste. Eusèbe et Plutarque lui reprochent d’avoir omis la cause efficiente. C’était à Anaxagore qu’il était réservé de concevoir philosophiquement un être distinct de la matière et supérieur à elle, une intelligence motrice et ordonnatrice.

Les documents relatifs à la philosophie d’Anaximandre se rencontrent en assez grand nombre dans Diogène Laërce (liv. II, ch. I), dans Aristote (Phys., liv. I, ch. IV, et liv. III, ch. IV et VII), dans Simplicius (Comment. in Phys. Aristot., f° 6, et de Cœlo, f° 161). Il existe en outre des écrits particuliers sur cette philosophie : 1° Recherches sur Anaximandre, par l’abbé de Canaye, dans le tome X des Mémoires de l’Acad. des inscript. ; 2° Dissertation sur la philosophie d’Anaximandre, par Schleiermacher, dans les Mémoires de l’Acad. royale des sciences de Berlin ; 3° Histoire de la Philosophie ionienne (Introd., et notamment le chapitre sur Anaximandre), par C. Mallet, in-8, Paris, 1842. On peut consulter encore les histoires générales de la philosophie de Tennemann, Tiedemann, Brucker, et notamment Ritter (Hist. de la Phil. ionienne), ainsi que Bouterweck (de Primis philosophorum græcorum decretis), dans les Mémoires de la Société de Goëttingue, t. II, 1811.

X.

ANAXIMÈNE. La ville de Milet, qui déjà avait vu naître Thalès et Anaximandre, fut la patrie de ce philosophe. D’après les calculs les plus probables, Anaximène a dû vivre entre la LVIe et la LXX. olympiade (environ de 550 à 500 ans avant J. C.). Diogène Laërce lui donne pour maîtres Anaximandre et Parménide.

Les prédécesseurs de ce philosophe dans l’école ionienne, Thalès, Phérecyde, Anaximandre, avaient été physiciens et astronomes. Anaximène continua leurs travaux. On lui attribue d’avoir enseigné la solidité des cieux, et leur mouvement autour de la terre supportée par l’air. Dans l’origine de la science astronomique, il dut en effet paraître assez naturel de penser que le ciel était une voûte sphérique et solide à laquelle étaient fixés les astres, qu’un mouvement diurne entraînait d’orient en occident. Anaximène paraît aussi avoir perfectionné l’usage des cadrans solaires, inventés par Anaximandre.

Le système cosmogonique d’Anaximène s’écarta de celui d’Anaximandre pour se rapprocher de celui de Thalès. Ce n’est pas, toutefois, qu’il soit complétement semblable à ce dernier il y a entre eux cette différence, que l’un admet l’eau pour premier principe, et l’autre l’air. Mais il est à remarquer qu’Anaximène abandonna l’hypothèse de l’infini, adoptée par Anaximandre, pour se ranger avec Thalès à la doctrine d’un élément unique, considéré comme élément générateur. Cet élément, c’est l’air, auquel Anaximène assigna pour attributs fondamentaux l’immensité, l’infinité et le mouvement éternel Anaximenes aera Deum statuit, esseque immensum et infinitum, et semper in motu (Cic. de Nat. Deor., lib. I, c. x). En vertu de son infinité, l’air est tout ce qui existe et peut exister ; il remplit l’immensité de l’espace ; il exclut tout être étranger à lui. En vertu de son mouvement éternel et nécessaire, l’air subit une série de dilatations et de condensations, qui produisent, d’un côté, le feu, de l’autre, la terre et l’eau, lesquelles, à leur tour, donnent naissance à tout le reste : Anaximenes infinitum aera dixit, a quo omnia gignerentur. Gigni autem tenant, aqzaam, ignem, tum ex his omnia (Cic., Quœst. acad. lib. II, c. iii). Toutefois il faut se garder d’envisager la production du feu, de l’eau et de la terre, comme une transformation de la substance primitive en substances hétérogènes. Dans le système d’Anaximène, la substance primordiale ne s’altère pas à ce point et lorsque, par l’effet de la dilatation ou de la condensation, elle donne naissance au feu, à l’eau, à la terre, on ne doit voir là autre chose qu’un changement de formes, la substance demeurant une et identique et cette substance, c’est l’air, principe d’où tout émane, et où tout retourne.

Le progrès de la philosophie devait un jour conduire le plus célèbre des Ioniens Anaxagore, à reconnaître deux principes éternels la cause matérielle, ύλη, et la cause intelligente, νούζ. Anaximène, ainsi que son prédécesseur Anaximandre n’admet ostensiblement que le premier de ces deux principes. Est-ce à dire qu’il rejeta formellement le second ? Non, assurément. Ce