Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/99

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de la nature ; mettre la vertu au-dessus de toutes choses, faire consister en elle le sou­verain bien, et regarder le reste comme indiffé­rent ; s’exercer à la pratique de ce qui est juste par des habitudes austères, par le mépris du plaisir et des vaines distractions ; tels sont les principes fondamentaux, les principes raisonna­bles de cette doctrine, et l’on aperçoit immédia­tement leur ressemblance avec la morale stoï­cienne. Mais voici où l’exagération commence et où se montre le caractère personnel d’Antis^ thène, peut-être aussi l’influence de son temps, dont ! a honteuse mollesse^ érigée en système par Aristippe, a pu l’entraîner à l’extrême op­posé. Le plaisir et les avantages extérieurs ne sont pas seulement indifférents, ils sont un mal réel, tandis que la souffrance est un bien ; par conséquent, il faut la rechercher pour elle-même, et non pas seulement comme un moyen de per­fectionnement. Quant à la vertu, à part l’exer­cice de la volonté, elle n’offre aucun résultat positif ; car on ne voit pas qu’elle soit autre chose, pour Antisthène, que l’absence de tous les besoins superflus : « Moins nous avons de be­soins, disait-il, plus nous ressemblons aux dieux, qui n’en ont aucun. » Toutefois, il faut recon­naître qu’il admettait certains plaisirs de l’âme, résultant des efforts mêmes que nous avons faits et des sacrifices que nous nous sommes imposés pour vivre conformément à notre fin. Socrate avait dit, avec une haute raison, que la vertu de­vait être le but suprême ou le veritable objet de la philosophie. Le chef de l’école cynique, ou­trant ce principe, allait jusqu’à retrancher la science, comme chose inutile et même perni­cieuse. Si nous en croyons Diogène Laërce, il ne voulait pas même qu’on apprît à lire, sous pré­texte que c’est déjà s’éloigner de la nature et du but de la vie. C’est à peu près l’équivalent de cette proposition célèbre : « L’homme qui mé­dite est un animal dépravé. » De là une autre exagération non moins ridicule : la vertu, aux yeux d’Antisthène, consistait dans l’habitude de vivre d’une certaine manière, et cette habitude, une fois acquise, ne pouvant ni se perdre ni nous abandonner un instant, il en résulte, puis­que la science, c’est-à-dire la philosophie, est identique à la vertu, que le sage est au-dessus de l’erreur (τό σοφόν άναμάρτητον). On retrouve encore ici le germe d’une idée stoïcienne, celle qui nous représente le sage comme le type de toutes les perfections. Enfin, défigurant de la même manière l’idée de la liberte, et voulant que l’homme puisse absolument se suffire à lui— même, il anéantissait tous les liens, par consé­quent tous les devoirs sociaux. Il dépouillait de tout caractère moral l’institution du mariage et l’amour des enfants pour les parents. Il mettait les lois de l’État aux pieds du sage, qui ne doit obéir, selon lui, qu’aux lois de la vertu, c’est-à-dire à sa propre raison. Il mé­prisait encore bien davantage tous les usages et toutes les bienséances de la vie sociale. Rien ne lui paraissait inconvenant que le mal ; rien, à ses yeux, n’était bienséant et beau, si ce n’est la vertu.

Bien que l’esprit d’Antisthène fût dirigé pres­que entièrement vers la morale, il ne pouvait pas cependant garder un silence absolu sur la métaphysique et sur la logique. De sa métaphy­sique, ou plutôt de sa physique (car la science des causes premières se confondait alors avec la science de la nature), on ne connaît que cette seule phrase : « 11 y a beaucoup de dieux adorés par le peuple, mais il n’y en a qu’un dans la nature. » (Populares deos mullos, naturalem unum esse. Cic.. de Nat. Deor., lib. I, c. xm.)

Ici, du moins, les idées de Socrate paraissent avoir été conservées dans toute leur pureté.

Ce qu’il y a de plus obscur pour nous dans la doctrine d’Antisthène, ce sont les propositions qu’Aristote lui attribue sur la logique. A l’exem­ple de Socrate, et l’on peut dire de tous les phi­losophes sortis de son ecole, il attachait une ex­trême importance à l’art des définitions. Mais il prétendait qu’aucune chose ne peut être définie selon son essence (τό τί Icrci), et qu’il faut se contenter de la désigner par ses qualités exté­rieures (ποϊον) ou par ses rapports avec d’autres objets. Ainsi, voulons-nous faire connaître la ma­tière de l’argent ? nous sommes obligés de dire que c’est quelque chose d’analogue à l’étain (Arist., Metaph., lib. VIII, c. m, et lib. XIV, c. ni). Il enseignait aussi que, pour chaque su­jet d’une proposition, il n’y a qu’un seul attri­but, et que cet attribut devait être l’équivalent du sujet ; en d’autres termes, il n’admettait comme intelligibles que des propositions identi­ques (ubi supra, lib. V. c. xxix), et il arrivait à cette conséquence qu’il nous est impossible de contredire nos semblables ; bien entendu sous le rapport logique, et nullement au point de vue des faits. L’esprit que respirent ces courts frag­ments est éminemment sceptique. Mais com­ment ce scepticisme peut-il se concilier avec le dogmatisme moral et religieux que nous avons exposé tout à l’heure ? Est-ce un reste des doc­trines de Gorgias, ou bien un moyen sophistique imaginé pour détruire toute philosophie spécula­tive, et elever sur ses ruines la morale prati­que ? Cette dernière supposition, que nous em­pruntons à Tennemann, paraît la plus fondée.

Antisthène, si nous en jugeons d’après la liste que Diogène Laërce (liv. VI, c. xvm) nous a con­servée de ses ouvrages, a considérablement écrit ; mais il ne nous reste de lui que des lambeaux disséminés de toutes parts. Voy., outre le grand ouvrage de Tennemann, t. II, p. 87, et l'Histoire de la philos, de Ritter, t. II, p. 93, de la traduc­tion de Tissot, les deux dissertations suivantes : Richteri, Dissert, de vita, moribus ac placitis Antisthenis Cynici, in-4. lena, 1724. — Crellii, Progr. de Antisthene Cynico, in-8, Leipzig, 1728. — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue de Antisthene, Diogene et Cratete, in-4, Paris, 1831. — Chappuis, Antisthène, 1854, in-8.


ANTIΤΥΡΙΕ, mot formé du grec et signifiant proprement la propriété de rendre coup pour coup. Les philosophes s’en sont servis pour dé­signer un des caractères essentiels de la matière, équivalant à la fois à la résistance et à l’impé­nétrabilité. Lorsque Descartes eut fait consister la nature ou l’essence de la matière dans la simple étendue, il y eut des philosophes, entre autres Gassendi, qui y ajoutèrent la propriété de résister et d’exclure du même lieu tout autre corps, et qui empruntèrent au grec l’expression d’antitypie. Elle fut reprise par Leibniz ; on lit dans sa dissertation sur la vraie méthode : « Ceux qui pour constituer la nature du corps ont ajouté à l’extension une certaine résistance ou impénétrabilité, ou, pour parler comme eux. l’antitypie ou la masse, comme Gassendi et d’au­tres hommes savants, se sont montrés meilleurs philosophes que les Cartésiens ; mais ils n’ont pas épuisé la difficulté… il faut encore y joindre l’action. » Leibniz distingue en effet la matière première et la matière seconde, comme l’École l’avait fait avant lui. L’une est une simple puis­sance passive, un pur concept sans réalité ; elle a pour essence l’inertie : « Elle n’ajoute pas plus au corps, dit-il dans une lettre à Wagner, que le point n’ajoute à la ligne ; car elle consisté seulement dans l’antitypie et l’extension qui ne sont