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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/316

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

attraper des Gantois il n’en prensist nulle rançon que il ne les mist à mort, ou fît crever les yeux, ou couper les poings, ou les oreilles, ou les pieds, et puis les laissoit aller en cel état, pour exemplier les autres ; et étoit si renommé par toute Flandre, de tenir justice sans point de pitié et de corriger cruellement les Gantois, que on ne parloit d’autrui en Flandre que de lui.

Ainsi par toutes terres étoit en ce temps le monde en tribulation et en guerre, tant entre le roi de France et le roi d’Angleterre, comme entre le roi Jean de Castille et celui de Portingal ; car là étoit la guerre renouvelée ; et étoit madame d’Anjou, qui s’escripsoit roine de Naples et de Jérusalem, venue en Avignon devers le pape, et tenoit son hôtel, et son fils le roi Louis avecques li, qui s’appeloit roi de Sicile ; car son père l’avoit conquis ; et avoit intention la roine de Naples de faire guerre en Provence, si les Provençaux ne la reconnoissoient à dame et ne venoient en son obéissance. Et jà étoit messire Bernard de la Salle entré en Provence, et y faisoit guerre pour elle. Et se tenoit pour le temps le sire de Coucy en Avignon, car bien quinze semaines y fut au lit d’une chute de cheval, dont il eut la jambe durement mésaisée. Quand il fut guéri, il visitoit souvent la roine et la reconfortoit, ainsi que bien faire le savoit. Et attendoit la roine le duc de Berry, qui s’étoit mis au chemin et s’en venoit en Avignon pour parler au pape et pour aider sa belle-sœur la roine ; car le roi de France et ses oncles envoyoient messire Louis de Sancerre, maréchal de France, en Provence atout cinq cens hommes d’armes pour guerroyer les Provençaux, si ils ne venoient à obéissance. Les aucuns y étoient venus, et non pas tous ; mais toutefois la cité de Marseille et la greigneur partie de Provence se rendoient à la roine : mais la cité d’Aix en Provence et Tarascon et aucuns chevaliers du pays ne s’y vouloient rendre ; car ils disoient que elle n’y avoit nul droit de challenger ni demander la comté de Provence jusques adonc qu’elle seroit paisiblement reçue à dame, et son fils reçu à roi de Pouille, de Calabre, de Naples et de Sicile ; et quand elle en montreroit possession paisible, toute Provence obéiroit à elle, et ce seroit raison.

Ens ès guerres de par de là faisoient guerre pour elle le comte de Conversan contre Charles de la Paix et les Napolitains : et si faisoit messire Jean de Luxembourch son fils. Et de-lez la roine en Avignon, de son espécial conseil, se tenoit messire Jean de Beuil.


CHAPITRE CCXXVI.


Comment messire Galéas, duc de Milan, fit prendre par embûche messire Barnabo son oncle, lequel il fit mourir en prison pour avoir sa seigneurie.


En celle saison avint une autre incidence merveilleuse en Lombardie, et de laquelle on parla moult par le monde ; et fut du comte de Vertus[1], qui s’appeloit Galéas, à son oncle, le plus grand seigneur de lors en Lombardie, messire Barnabo. Messire Galéas[2] et messire Barnabo, qui avoient été frères et régné ensemble assez paisiblement, et gouverné fraternellement toute Lombardie ; l’un y tenoit de seigneurie neuf cités et l’autre dix : et Milan alloit au gouvernement de l’un un an, et puis retournoit l’autre an au gouvernement de l’autre. Quand messire Galéas père au comte de Vertus fut mort[3], si se éloignèrent les amours de l’oncle au neveu ; et se douta le jeune Galéas, quand son père fut mort, de son oncle, messire Barnabo, que il ne lui voulsist soustraire et tollir ses seigneuries, ainsi comme son père et son oncle avoient du temps passé tolli la seigneurie à leur frère messire Maulfe, et l’avoient fait mourir[4]. Icelui comte de Vertus s’en douta trop grandement ; et bien montra que il n’en étoit pas assuré ; toutefois du fait et de l’emprise qu’il fit il ouvra moult soubtivement, je vous dirai comment.

Messire Barnabo avoit un usage, que toute la terre de Lombardie, dont il étoit sire, il rançonnoit trop durement, et tailloit les hommes des-

  1. Jean Galéas, qui prenait le titre de comte de Vertus, avait succédé en 1378 à son père Galéas dans le gouvernement de la moitié de la Lombardie. Il résidait à Pavie, tandis que son oncle Barnabo demeurait à Milan. J. Galéas avait reçu de son père le gouvernement des villes de Pavie, Asti, Verceil, Novare, Plaisance, Alexandrie, Bobbio, Alba, Como, Casal, Sant-Evasio, Valence et Vigevano. Barnabo possédait Lodi, Crémone, Parme, Borgo-San-Donnino, Crème, Bergameet Brescia.
  2. Père de J. Galéas, dont il est question dans ce chapitre.
  3. Il mourut le 4 août 1378.
  4. Les Visconti répandirent le bruit que leur frère aîné Matteo était mort d’épuisement à la suite de ses débauches ; mais il paraît qu’ils le firent empoisonner, par crainte que le peuple, poussé à bout par sa tyrannie, ne s’en vengeât sur eux trois à la fois.