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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

L’enfès s’en courrouça et enfélonna, et entra tout pleurant en la chambre son père, et le trouva à telle heure que il venoit de ouïr sa messe. Quand le comte le vit plorer si lui demanda : « Yvain, que vous faut ? » — « En nom de Dieu, dit-il, monseigneur, Gaston m’a battu, mais il y a autant et plus à battre en lui qu’en moi. » — « Pourquoi ? » dit le comte, qui tantôt entra en souspeçon et qui est moult imaginatif. — « Par ma foi, monseigneur, depuis que il est retourné de Navarre, il porte à sa poitrine une boursette toute pleine de poudre ; mais je ne sais à quoi elle sert, ni que il en veut faire, fors tant que il m’a dit une fois ou deux que madame sa mère sera temprement et bien bref mieux en votre grâce que oncques ne fut. » — « Ho ! dit le comte, tais-toi et garde bien que tu ne te descueuvres à nul homme du monde de ce que tu m’as dit. » — « Monseigneur, dit l’enfès, volontiers. »

« Le comte de Foix entra lors en grand’imagination, et se couvrit jusques à l’heure du dîner, et lava et s’assit comme les autres jours à table en sa salle. Gaston son fils avoit d’usage que il le servoit de tous ses mets et faisoit essai de ses viandes. Sitôt que il ot assis devant le comte son premier mets et fait ce qu’il devoit faire, le comte jette ses yeux, qui étoit tout informé de son fait, et voit les pendans de la boursette au gipon de son fils. Le sang lui mua, et dit : « Gaston, viens avant, je veuil parler à toi en l’oreille. » L’enfant s’avança de la table. Le comte ouvrit lors son sein et desnoulla lors son gipon, et prit un coutel, et coupa les pendans de la boursette, et lui demoura en la main, et puis dit à son fils : « Quelle chose est-ce en celle boursette ? » L’enfès, qui fut tout surpris et ébahi, ne sonna mot, mais devint tout blanc de paour et tout éperdu, et commença fort à trembler, car il se sentoit forfait. Le comte de Foix ouvrit la bourse et prit de la poudre et en mit sur un tailloir[1] de pain, et puis siffla un lévrier que il avoit de-lez lui et lui donna à manger. Sitôt que le chien ot mangé le premier morsel, il tourna les pieds dessus[2] et mourut.

« Quand le comte de Foix en vit la manière, si il fut courroucé, il y ot bien cause ; et se leva de table et prit son coutel, et voult lancer après son fils ; et l’eût là occis sans remède, mais chevaliers et écuyers saillirent au devant et dirent : « Monseigneur, pour Dieu merci ! ne vous hâtez pas, mais vous informez de la besogne avant que vous fassiez à votre fils nul mal. » Et le premier mot que le comte dit, ce fut en son gascon : « O Gaston, traitour, pour toi et pour accroître l’héritage qui te devoit retourner, j’ai eu guerre et haine au roi de France, au roi d’Angleterre, au roi d’Espaigne, au roi de Navarre et au roi d’Arragon, et contre eux me suis-je bien tenu et porté, et tu me veux maintenant murdrir. Il te vient de mauvaise nature. Saches que tu en mourras à ce coup. » Lors saillit outre la table, le coutel en la main, et le vouloit là occir. Mais chevaliers et écuyers se mirent à genoux en pleurant devant lui et lui dirent : « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci ! n’occiez pas Gaston ; vous n’avez plus d’enfans. Faites-le garder et informez-vous de la matière ; espoir ne savoit-il que il portoit, et n’a nulle coulpe à ce mesfait. » — « Or tôt, dit le comte, mettez-le en la tour, et soit tellement gardé que on m’en rende compte. »

« Lors fut mis l’enfès en la tour de Ortais. Le comte fit adonc prendre grand’foison de ceux qui servoient son fils ; et tous ne les ot pas, car moult s’en partirent ; et encore en est l’évêque de l’Escale, d’encoste Pau, hors du pays, qui en fut souspeçonné, et aussi sont plusieurs autres ; mais il en fit mourir jusques à quinze très horriblement. Et la raison que il y met et mettoit étoit telle, que il ne pouvoit être que ils ne sçussent de ses secrets, et lui dussent avoir signifié et dit : « Monseigneur, Gaston porte une bourse à sa poitrine telle et telle. » Rien n’en firent, et pour ce moururent horriblement, dont ce fut pitié, aucuns écuyers ; car il n’y avoit en toute Gascogne si jolis, si beaux, si acesmés comme ils étoient : car toujours a été le comte de Foix servi de frisque mesnée.

« Trop toucha celle chose près au comte de Foix ; et bien le montra, car il fit assembler un jour à Ortais tous les nobles, les prélats de Foix, de Berne et tous les hommes notables de ces deux pays ; et quand ils furent venus, il leur démontra ce pourquoi il les avoit mandés, et comment il avoit trouvé son fils en telle deffaute et si grand forfait que c’étoit son intention qu’il

  1. On appelait tailloir ou tranchoir une espèce de pain sans levain qu’on employait ordinairement en guise de plat ou d’assiette pour poser et couper certains alimens. Humecté ainsi par les sauces et le jus de viandes, il se mangeait ensuite comme un gâteau.
  2. Le manuscrit 8328 dit : il tourna les yeux en la tête.