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LIVRE III.

Nouvelles vinrent sur les champs au roi de Castille et à ses gens qui approchoient Juberot, par les fuyans, car male est la bataille dont nul n’échappe, en criant effréamment moult haut : « Sire roi, avancez-vous, ceux de l’avant-garde sont tous morts ou pris. Il n’y a nul recouvrer de leur délivrance, si elle ne vient de votre puissance. » Quand le roi de Castille ouït ces nouvelles, si fut moult troublé et courroucé, et à bonne cause, car trop bien lui touchoit. Si commanda à chevaucher et dit : « Chevauchez, bannières, au nom de Dieu et de Saint George ; allons à la rescousse, puisque il besogne à nos gens. » Donc commencèrent Espaignols à chevaucher à meilleur pas que ils n’avoient fait, sans eux desroier et tous serrés. Et jà étoient tout basses vêpres et presque soleil esconsant. Les aucuns disoient en chevauchant et conseilloient que on attendesist le matin et qu’il seroit tantôt nuit, si ne pourroit-on adresser à faire nul bon exploit d’armes ; mais le roi vouloit que on allât avant, et y mettoit raison, en disant : « Comment, lairons-nous nos ennemis, qui sont lassés et travaillés, rafreschir et reposer ? qui donne ce conseil, il n’aime pas mon honneur. » Donc chevauchèrent-ils encore, en menant grand’bruit et en sonnant grand’foison de trompettes, de claironceaux et de gros tambours, pour faire plus grand’noise et pour ébahir leurs ennemis. Or vous dirai que le roi de Portingal et son conseil avoient fait.

Si tôt comme ils eurent déconfit ceux de l’avant-garde, et pris et fiancé chevaliers et escuyers pour prisonniers, si comme ci-dessus avez ouï, pourtant que de commencement ils ne véoient nullui venir, si ne se vouldrent-ils pas du tout confier en leur première victoire ; mais envoyèrent six hommes d’armes des leurs les mieux montés pour savoir des nouvelles, et si ils seroient plus combattus. Ceux qui chevauchoient virent et ouïrent la grosse bataille du roi de Castille qui venoit, atout bien vingt mille hommes de cheval qui fort approchoient de Juberot. Adonc retournèrent-ils à faire leur réponse à force de chevaux devers leurs gens, et dirent tout haut : « Seigneurs, avisez-vous. Nous n’avons rien fait or prime : vez-cy le roi de Castille et la grosse bataille qui vient, et sont plus de vingt mille chevaux tous couverts, ni nul n’est demouré derrière. »

Quand ils ouïrent ces nouvelles, si eurent un bref conseil, car il leur besoignoit de nécessité. Si ordonnèrent tantôt un trop piteux fait ; car il fut commandé et dit, sur peine d’être là mort sans merci, que quiconque avoit prisonnier que tantôt il l’occit, et que nul n’y fût excepté ni dissimulé, comme vaillant, comme puissant, comme noble, comme gentil, ni comme riche qu’il fût. Là furent barons, chevaliers et écuyers qui pris étoient en dur parti : ni prière n’y valoit rien qu’ils ne fussent morts, lesquels étoient épars en plusieurs lieux çà et là et tous désarmés et cuidoient être sauvés, mais non furent. Donc au voir dire ce fut grand’pitié, car chacun occioit le sien ; et qui occire ne le vouloit, on lui occioit entre ses mains ; et disoient Porlingalois et Anglois qui donnèrent ce conseil : « Il vaut mieux occire que être occis. Si nous ne les occions, ils se délivreront, entrementres que nous entendrons à nous combattre et défendre, et puis nous occiront, car nul ne doit avoir fiance en son ennemi. »

Ainsi furent là morts et par tel meschef le sire de Lignac, messire Pierre de Ker, le sire de l’Esprès, qui s’appeloit messire Jean, le sire de Berneque, le sire des Bordes, messire Bertran de Barége, le sire de Moriane, messire Raimon d’Ousach, messire Jean Asselegie, messire Monaut de Sarement, messire Pierre de Sarebière, messire Étienne de Vallencin, messire Raimond de Corasse, messire Pierre de Havefane et bien trois cents escuyers du pays de Berne ; et des François messire Jean de Rie, messire Geoffroy Ricon, messire Geoffroy de Partenay et plusieurs autres. Or regardez la grand’mésaventure, car ils occirent bien ce samedi au soir de bons prisonniers, dont ils eussent eu quatre cents mille francs l’un parmi l’autre.

CHAPITRE XXI.

Comment le roi de Castille et toute sa grosse bataille furent déconfits par le roi de Portingal, devant un hameau ou village appelé Juberot.


Quand Lussebonnois, Anglois et Portingalois eurent délivré la place et mis à mort tous leurs prisonniers, car oncques homme n’y fut sauvé si il n’étoit par devant mené au village de Juberot où tous leurs charrois et sommages étoient, ils se remirent tous ensemble de grand’volonté et sur