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LIVRE III.

tourna le dos aux ennemis et retourna vers Saint-Yrain où retournoient les fuyans et ceux qui se vouloient sauver.

Avenu étoit que, ce jour, le roi de Castille avoit un chevalier de son hôtel, qui s’appeloit messire Martin Harens, lequel chevalier portoit le bassinet du roi, auquel avoit un cercle d’or ouvragé sus de pierres précieuses, qui bien valoient vingt mille francs ; et le devoit le roi porter ce jour et s’en devoit armer. Ainsi l’avoit-il ordonné au matin quand il se partit de Saint-Yrain ; mais non fit, car quand on dut assembler il y eut si grand’presse entour le roi que il n’y pouvoit avenir, et aussi il ne se oyoit point appeler. Si se cessa d’appresser. Assez tôt après il entendit que les leurs se déconfisoient et que les Portingalois obtenoient les champs, et puis tantôt il vit fuites de tous côtés. Si se douta à perdre si riche joiel que le bassinet du roi, qui étoit estimé à tant de florins. Si le mit tantôt en sa custode, que il ne lui fût pris ou happé et rencontré des ennemis. Si se mit à la fuite ; mais il ne prit pas le chemin de Saint-Yrain, ainçois prit un autre chemin à aller vers Ville-Alpent. Ainsi fuyoient les uns ça et les autres là, comme gens déconfits et ébahis ; mais la greigneur partie s’en allèrent à Saint-Yrain où le roi vint ce soir tout ébahi et desbareté.

À la déconfiture des Espaignols qui fut à Juberot, où les Lussebonnois et les Portingalois obtinrent et gagnèrent la place, ot grande occision ; et encore y eût-elle été plus grande si ils les eussent fait chasser et aller après. Mais les Anglois dirent bien, quand ils virent les Espaignols tourner le dos, tout haut au roi de Portingal et à ses gens : « Sire roi, commandez aux chevaux, et nous mettons en chasse et tous ceux qui s’enfuient, et la greigneur partie seront pris ou morts et le roi aussi, si nous les poursuivons. » — « Non ferons, dit le roi ; il doit suffire ce que fait en avons ; nos gens sont lassés et travaillés. Et est noire nuit, si ne saurions où nous irions ; et combien que ils fuient, si y a-t-il encore entr’eux grand peuple. Et espoir le font-ils pour nous traire hors de notre place et nous avoir à leur aise. Nous garderons mes-huy les morts et demain aurons autre conseil. » — « Par ma foi, dit Hartecelle, un Anglois, les morts sont légers à garder ; ceux ne nous feront mal, ni en eux n’aurons-nous jamais point de profit, car nous avons occis nos bons prisonniers et nous sommes étrangers et venus de loin pour vous servir. Si gagnerions volontiers, quand il est heure, aucune chose sur ces beaux oiseaux qui s’envolent sans ailes et qui font voler leurs bannières. » — « Beau-frère, dit le roi, qui tout convoite, tout perd. Il vaut trop mieux que nous soyons assur, puisque l’honneur et la victoire est nôtre, et que Dieu la nous a envoyée, que ce que nous nous mettions, en péril, puisque point il ne nous besogne. Nous avons assez, Dieu merci, pour vous faire tous riches. » Celle parole ne fut depuis relevée, et demeura en cel état la besogne

Ainsi advint que je vous ai recordé de la besogne de Juberot. Le roi de Portingal gagna et obtint la place et la journée. Et y ot là morts bien cinq cents chevaliers, et bien autant ou plus d’écuyers ; ce fut pitié et dommage ; et environ six ou sept mille hommes d’autres gens ; Dieu en ait les âmes ! Toute celle nuit, jusques au dimanche à heure de prime, se tinrent le roi de Portingal et ses gens en leur place, ni oncques ne s’en bougèrent ni ne se désarmèrent ; mais mangèrent tout droit ou en séant chacun un petit, et burent aussi un coup de vin que on leur apporta et amena du village de Juberot.

Quand ce vint le dimanche après le soleil levant, le roi fit monter à cheval jusques au nombre de douze chevaucheurs pour cercher et courir les champs, et pour savoir et voir si nulle assemblée ni recouvrance se faisoit. Quand ceux eurent chevauché avant et arrière assez, ils retournèrent et rapportèrent que ils n’avoient vu ni trouvé que gens morts. « De ceux-là, dit le roi de Portingal, n’avons nulle doute. » Adonc fut-il ordonné et publié parmi l’ost de partir de là et de venir au village de Juberot ; et fut dit que là ils se tiendroient la nuit et tout le demeurant du jour jusques au lendemain au matin.

Sur cel état ils se départirent ; et laissèrent l’église de Juberot et les morts, et se retrairent tous au village, et là se logèrent ce dimanche tout le jour et la nuit ensuivant. Le lundi au matin ils eurent conseil que ils se retrairoient devers Lussebonne. Si sonnèrent parmi l’ost les trompettes de délogement, puis s’ordonnèrent-ils ainsi comme à eux appartenoit de toutes choses, et se mirent au chemin devers Lussebonne ; et vinrent ce jour loger à deux lieues près