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LIVRE III.

séans sur la rivière de Garonne qui s’appelle Gironde à Bordeaux. Et premier : Languran, Riout, Cardillac, Langon, Saint-Maquaire, Chastel-Endorte, Caudrot, Gironde, la Réole, Millauch, Sainte-Basile, Marmande, Chaumont, Tonneras, Lemmas, Dagenes, Mont-Hourt, Agillon, Touvars, le port Sainte-Marie, Cleremont, Aghem, Ambillart, Chastel-Sarrasin, le Hesdaredun et Bellemote ; et puis, en reprenant la rivière de Dordogne qui s’en vient reférir en la Garonne, tels chastels et fortes villes assez assis d’une part et d’autre : Bourg, Fronsac, Lieborne, Saint-Million, Chastillon, la Motte, Saint-Pesant, Montremel, Sainte-Foix, Bergerac, Mont-Buli, Noirmont et Chastel-Toué. Et vous dis que ces chastels sur ces rivières, les uns anglois et les autres François, ont toudis tenu celle ruse de la guerre, et ne voudroient pas que il fût autrement ; ni oncques les Gascons, trente ans d’un tenant, ne furent fermement à un seigneur. Voir est que les Gascons mirent le roi Edouard d’Angleterre et le prince de Galles son fils en la puissance de Gascogne, et puis l’en ôtèrent-ils, si comme il est contenu clairement cy dessus en celle histoire ; et tout par le sens et avis du roi Charles de France, le fils au roi Jean, car il r’acquit et attrait à soi par douceur et par ses grands dons, l’amour des plus grands de Gascogne, le comte d’Ermignac et le seigneur de Labreth ; et le prince de Galles les perdit par son hauteresse. Car je qui ai dicté celle histoire, du temps que je fus à Bordeaux et que le prince alla en Espaigne, l’orgueil des Anglois étoit si grand en l’hôtel du prince, que ils n’avisoient nulle nation fors que la leur ; et ne pouvoient les gentilshommes de Gascogne et d’Aquitaine, qui le leur avoient perdu par la guerre, venir à nul office en leur pays ; et disoient les Anglois que ils n’en étoient taillés ni dignes ; dont il leur anoioit ; et quand ils purent ils le montrèrent, car pour la dureté que le comte d’Ermignac et le sire de Labreth trouvèrent au prince, se tournèrent-ils François ; et aussi firent plusieurs chevaliers et escuyers de Gascogne.

Le roi Philippe de France et le roi Jean son fils les avoient perdus par hautiereté ; aussi fit le prince. Et le roi Charles de bonne mémoire les r’acquist par douceur, par largesse et par humilité. Ainsi veulent être Gascons menés. Et encore a plus fait le roi Charles, afin que l’amour s’entretienne entre ces seigneurs plus longuement et que le seigneur de Labreth lui demeure, car la sœur de sa femme, madame Isabel de Bourbon, fut donnée au seigneur de Labreth, lequel en a de beaux enfans ; et ce est la cause pour laquelle l’amour s’entretient plus longuement. Si ouïs une fois dire au seigneur de Labreth, à Paris où j’étois avecques autres seigneurs, une parole que je notai bien, mais je crois que il la dit par ébattement ; toutefois il me sembla qu’il parla par grand sens et par grand avis à un chevalier de Bretagne qui l’avoit plusieurs fois servi ; car le chevalier lui avoit demandé des besognes de son pays, et comment il se savoit contenir à être François, et il répondit ainsi : « Dieu merci ! je me porte assez bien, mais j’avois plus d’argent, aussi avoient mes gens, quand je fesois guerre pour la partie du roi d’Angleterre que je n’ai maintenant ; car quand nous chevauchions à l’aventure, ils nous sailloient en la main aucuns riches marchands de Toulouse, de Condom, de la Riole, ou de Bergerac. Tous les jours nous ne faillions point que nous n’eussions quelque bonne prise dont nous estoffions nos superfluités et joliétés, et maintenant tout nous est mort. » Et le chevalier commença à rire et dit : « Monseigneur, voirement est-ce la vie des Gascons ; ils veulent volontiers sur autrui dommage. » Pourquoi je dis tantôt, qui entendis celle parole, que le sire de Labreth se repentoit près de ce que il étoit devenu François ; ainsi que le sire du Mucident qui fut pris à la bataille Aimet[1] et jura en la main du duc d’Anjou que il venroit à Paris et se tourneroit bon François[2] et demeureroit à toujours mais. Voirement vint-il à Paris et lui fit le roi Charles très bonne chère ; mais il ne lui sçut oncques tant faire que le sire de Mucident ne s’embla du roi et de Paris, et s’en retourna, sans congé prendre, en son pays ; et devint Anglois ; et rompit toutes les convenances que il avoit au duc d’Anjou. Aussi fit le sire de Rosem, le sire de Duras et le sire de Langurant. Telle est la nature des Gascons ; ils ne sont points estables, mais encore aiment-ils plus les Anglois que les

  1. Aymet est situé entre la Réole et Bergerac. La bataille d’Aymet a eu lieu en l’an 1379.
  2. Voyez le chapitre VIII du deuxième livre de Froissart.