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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Sarrasins. Et eussent porté les Turcks et les Tartres trop grand dommage par plusieurs fois à la chrétienté, si Gennevois ne fussent ; mais pourtant que ils ont la renommée de être seigneurs des mers qui marchissent aux mescréans, ils ont toujours cinquante, que galées, que grosses naves, armées, courant par mer, qui gardent les îles. Premièrement l’île de Chipre, l’île de Rodes, l’île d’Escie et toutes les bandes de mer et de Grèce jusques en la Turquie ; et tiennent la ville et le chastel de Père qui siéd en mer devant la cité de Constantinople, et le font garder à leurs frais, et le rafreschissent trois ou quatre fois l’an de ce qui leur est de nécessité. Les Tartes et les Turcks y ont aucunes fois essayé comment ils le pussent avoir, mais ils n’en purent venir à chef ; ainçois, quand ils y sont venus, ils y ont plus mis que pris, car le chastel de Père siéd sus une vive roche ; et n’y a que une seule entrée ; et celle les Gennevois l’ont fortifiée trop grandement. Encore tiennent les Gennevois un petit par delà Père la ville et le chastel de Jaffon[1] qui est trop noble chose et trop grand profit pour eux et pour les pays chrétiens marchissans, car sachez que si Père et Jaffon, Escie et Rodes n’étoient, avecques l’aide des Gennevois, les mescréans venroient courir jusques à Gaëte, voire jusques à Naples, au port de Corvet ou à Rome, mais ces garnisons qui sont toudis bien pourvues de gens d’armes et de Gennevois, de naves et de galées armées, leur saillent au devant. Par quoi, pour celle doute, ils ne s’osent aventurer fors que sus les frontières de Constantinoble en allant vers la Honguerie et la Bougerie. Et si le noble roi de Chipre Pierre de Lusignan[2], qui fut si vaillant homme et de si haute emprise et qui conquit la grand’cité d’Alexandrie et Satalie[3], eût longuement vécu, il eût tant donné à faire au soudan et aux Turcks que, depuis le temps Godefroi de Bouillon, ils n’eurent tant à faire que ils eussent eu. Et bien le savoient les Turcks et les Tartres et les mescréans, qui connoissoient les prouesses de lui et les hautes emprises ; et pour lui détruire marchandèrent-ils à son frère Jacques de le occire et murdrir, lequel leur livra bien ce qu’il leur ot en convenant, car il fit occire devant lui le gentil roi son frère gisant en son lit[4] : ce fut bien ennemie chose et mauvaise de occire et murdrir si vaillant homme comme le roi de Chipre, qui ne tendoit ni imaginoit nuit ni jour à autre chose fors que il pût acquitter la sainte Terre et mettre hors des mains des mescréans. Et quand les Gennevois, qui moult l’aimoient, c’étoit raison, il faisoit moult à aimer, sçurent les nouvelles de sa mort, ils armèrent douze galées et les envoyèrent en Chipre et prirent de fait la cité de[5] Famagouse et Jacques dedans[6] ; et coururent la greigneur partie du royaume ; et si ils n’en cuidassent pis valoir, ils l’eussent détruit ; mais pour tant que les villes y sont fortes et font frontières aux Turcks, ils les laissèrent ès mains des hommes des lieux, excepté la cité de Famagouse, mais celle tiennent-ils pour eux et la gardent. Et quand ils l’eurent conquise premièrement, ils en ôtèrent si grand avoir que sans nombre et amenèrent avecques eux en Gennes ce Jacques qui avoit mourdri son frère, pour savoir que les Gennevois en voudroient faire. Voir est que le roi de Chipre avoit un beau-fils lequel ils marièrent[7] et couronnèrent à roi[8] ; et mirent ce Jac-

  1. Il me semble à peu près certain que Froissart veut parler de la ville de Caffa ou Théodosie dans la Crimée, qui était le principal comptoir des Génois.
  2. Pierre Ier, fils de Hugues IV, auquel il succéda dans le royaume de Chypre en 1361.
  3. Satalie est l’ancienne Attalie, bâtie dans la Pamphilie sur le bord de la mer, vis-à-vis la pointe occidentale de l’île de Chypre.
  4. Ce ne fut pas Jacques II, fils de Hugues IV et frère de Pierre Ier de Lusignan, qui commit ce meurtre en 1372, mais son frère Jean, prince de Galilée. Le prince Jean fut lui-même assassiné en 1375 par l’ordre de la reine de Chypre, femme de Pierre Ier et mère du roi Pierrin alors régnant.
  5. Famagouste fut livrée aux Génois en 1374 par la trahison de la reine de Chypre, mère du roi Pierrin.
  6. Jacques, sénéchal de Chypre, s’était rétiré dans la forteresse de Buffavante et ne fut pas pris par les Génois dans Famagouste ; mais les Génois s’étant plus tard emparés, par une nouvelle trahison de la reine, de la personne du roi Pierrin qui s’était rendu à Famagouste sous le prétexte d’une conférence, le prince Jacques, pour délivrer le roi et le pays, se livra comme otage entre les mains du général génois Frégose, et consentit à demeurer en dépôt à Famagouste jusqu’à l’entier acquittement des sommes demandées par Frégosse. Celui-ci, malgré la foi donnée, emmena le prince de Galilée prisonnier à Gênes en 1375 avec sa femme Jolande de Bersinie.
  7. Le roi Pierrin ne fut pas marié par l’entremise des Génois : son mariage avec Valentine de Milan, fille de Bernabo Visconti, duc de Milan, sous les auspices, en quelque sorte, de la république de Venise, alliée du roi de Chypre, dut au contraire être peu agréable aux Génois.
  8. Pierrin avait été couronné en 1372.