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LIVRE III.

aurai eue ; mais tant y a que je vous ferai quitter de votre mari, avant que je vous épouse. » La dame n’en pot autre chose avoir, et conta tout le fait à son mari. Quand le chevalier entendit ce, si fut tout pensif et mérencolieux, et regarda que bon en étoit à faire ; et dit en soi-même que jà il ne quitteroit sa femme. Toutevoies, il douta le roi et se partit du royaume de Portingal, et s’en alla en Castille devers le roi Henry, qui le reçut et retint de son hôtel tant comme il vesquit ; et aussi fit le roi Jean de Castille qui est à présent.

« Le roi de Portingal, pour accomplir sa folle plaisance, envoya querre la dame et le chevalier, mais on ne trouva pas le chevalier, car il s’étoit parti. Adonc manda le roi l’évêque de Connimbres, lequel étoit chancelier pour le temps de tout le royaume de Portingal, et de son conseil, et lui dit son entente, et qu’il vouloit épouser Alienor de Congne. L’évêque douta le roi, car il le sentoit de grand’hautaineté et merveilleuse condition ; si n’osa répondre du contraire. Et aussi messire Jean Ferrant Andère, qui étoit tout le conseil et le cœur du roi, pour servir le roi à gré, lui dit : « Évêque, vous le pouvez bien faire ; monseigneur se fera à une fois dispenser de tout. » L’évêque les épousa ; et furent ensemble ; et fut celle dame couronnée et solemnisée à roine par toutes les cités de Portingal, aussi grandement et en aussi grand’révérence que oncques roine de Portingal eût été ; et engendra le roi en celle dame une fille, laquelle est pour le présent, si comme, monseigneur, vous savez, roine de Castille.

« Voir est que, le roi Ferrant vivant, il manda un jour à Lussebonne tous les prélats et nobles et le conseil des cités, des ports et des villes et seigneuries du royaume de Portingal, et fut ce fait avant que monseigneur votre frère, monseigneur de Cantebruge, venist à toute son armée en Portingal ; et fait à tous jurer et reconnoître sa fille madame Biétris, qui lors avoit espoir cinq ans, que après son décès on la tiendroit à dame et héritière de Portingal. Tous jurèrent, voulsissent ou non ; mais bien savoient, la greigneur partie de ceux qui là étoient, que celle fille étoit bâtarde et née en adultère, car encore vivoit le mari madame Aliénor, appelé messire Laurent de Congne et se tenoit en Castille avecques le roi. Et vesquit le vivant du roi Ferrant, et outre. Bien crois, monseigneur, dit l’écuyer qui parloit, que, si la fille eût été un fils, que toute la communauté de Portingal s’y fût trop plus inclinée et plutôt que ils ne font ni jà feront, si comme ils disent ; car ils auroient plus cher à mourir que de être en la subjection du royaume de Castille. Ni oncques ceux du royaume de Portingal, et ceux de Castille ne se purent parfaitement amer l’un l’autre ; mais se sont par trop de fois hériés et guerroyés, si comme les Escots héent et guerroyent à pouvoir ceux de ce pays d’Angleterre. »

Adonc demanda le duc de Lancastre à l’écuyer, lequel oyoit moult volontiers parler et faire son conte : « Laurentien, où étoit pour le temps que vous me parlez le roi Jean, qui est pour le présent, et lequel étoit frère de ce roi Ferrant ? » — « Par ma foi, monseigneur, répondit l’écuyer, il étoit en Portingal en une maison de seigneurs qui portent une ordre de chevaliers d’oultre mer ; mais ils sont vêtus de blancs habits à une vermeille croix ; et en étoit souverain. Et sont bien eux deux cents, tous gentilshommes, de cel ordre ; et l’appeloit-on là maître de Vis, car l’hôtel et l’ordre en Portingal on appelle de Vis[1], et lui avoit le roi fait donner ; et ne faisoit nul compte de son frère. Et autant bien le roi Jean à présent n’en faisoit nul compte des besognes de Portingal, ni ne s’en entremettoit en rien, ni ne pensoit à la couronne ni au royaume ; car pour certain, si le roi Ferrant de Portingal eût eu nulle inspiration ni imagination de ce qui est à présent, il aimoit bien tant madame Alienor et madame Bietrix, sa fille, que il eût enchartré ou fait mourir son frère, qui s’appeloit maître de Vis ; mais pourtant que il véoit que cil se tenoit en sa maison coiement avecques ses frères de l’ordre, il ne pensoit rien sur lui et le laissoit vivre en paix. Et la dissention qui est à présent entre les Casteloings et les Portingalois, certainement, monseigneur, à parler par raison, les Espaignols

  1. L’ordre d’Avis est un des quatre grands ordres militaires institués en Portugal pour la défense du royaume. Ces ordres sont, l’ordre d’Avis, celui de Saint-Jacques, celui du Christ et de l’hôpital Saint-Jean. Le roi D. Alphonse Henriquez institua l’ordre d’Avis à l’imitation de la chevalerie du Temple et de l’hôpital Saint-Jean, et on le trouve déjà mentionné dans la bataille du champ d’Ourique, en 1139. Cet ordre prit le nom d’Avis lorsqu’il eut aidé à chasser les Maures de cette ville, où fut établi son chef-lieu.