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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

« De la venue du comte d’Angouse furent ceux de Lussebonne moult réjouis, car ils en furent grandement confortés. » — « Par ma foi, dit le duc, le comte vous fit pour ce temps un bel service. Or me contez, beau Laurentien, comment le siége fut levé ni par quelle manière ; car je vous ouïs moult volontiers parler. » — « Monseigneur, dit l’escuyer, volontiers. »

« Si comme je vous ai dit et conté, le siége fut devant Lussebonne plus d’un an entier. Et avoit le roi de Castille juré et voué que du siége ne se partiroit si auroit la cité soumise à son obéissance, si puissance de plus grand roi que il ne fut ne le levoit de force. Au voir dire, qui tout veut considérer, le roi de Castille tint bien son vœu et son serment, car voirement puissance de plus grand que il n’étoit et plus fort l’en leva et fit partir : je vous dirai comment. Une pestillence de mortalité très grande et très espoentable se bouta en son ost, par telle manière que tous mouroient si soudainement comme en parlant l’un à l’autre ; et en y mourut de boce et de mal du corps plus de vingt mille personnes. Et proprement le roi s’effréa de lui-même ; pour laquelle fréeur on lui conseilla que il se levât du siége et se retraisist à Saint-Yrain, ou en autre part, et donnât congé à toutes ses gens, tant que celle pestillence seroit apaisée. Envis le fit, pourtant que il avoit juré le siége si solemnellement ; mais faire lui convint, car pour le mieux ses gens lui conseilloient, qui se vouloient aussi partir du siége. Monseigneur, nous disons en Portingal, et avons dit moult de fois, et est l’opinion de tous, que Dieu, pour nous aider nous et notre roi, envoya en l’ost cette pestillence ; car dedans la cité où nous étions tous enfermés, il n’y mourut oncques ni homme ni femme ; ni on ne s’en sentit oncques. Donc ce fut grand’grâce que Dieu nous fit.

« Quand le roi de Castille se délogea du siége de Lussebonne, le roi de Portingal qui est à présent fit armer tous ceux qui étoient en la cité de Lussebonne, et monter à cheval, et venir ferir ès derrains des Castelloings qui se délogeoient ; et leur portâmes grand dommage, car ils ne se délogèrent pas en bon arroy ; pourquoi ils perdirent moult de leurs hommes et de leurs pourvéances. Mais le roi de Portingal qui est à présent fit faire un édit et un ban, et sur la tête à couper, que nul ne mesîst ou apportât chose qui fût aux champs en la cité de Lussebonne, mais vouloit que tout fût ars et non pas la cité en punaisie. Tout fut converti, pourvéances et autres choses, en feu et en flamme ; mais je crois bien que ceux qui avoient trouvé or, argent, monnoie ou vaisselle ne l’ardirent pas, avant la sauvèrent du mieux qu’ils purent.

« Adonc s’en vint le roi de Castille à Saint-Yrain à l’entrée de son pays, et là se tint un temps, et envoya au secours en France si très espécialement que il put oncques, et par espéciai en Gascogne et en Berne, en la terre le comte de Foix ; et envoya trois sommiers chargés de nobles de Castille et d’autres florins pour faire prêt aux chevaliers et escuyers, car bien savoient que par autre voie il ne les mettroit point hors de l’hôtel.

« Quand les barons et les chevaliers du royaume de Portingal, qui pour la partie du roi qui est à présent se tenoient, virent que le roi de Castille avoit levé et vidé son siége et laissé la cité de Lussebonne, où plus d’un an il avoit sis[1], si se rencouragèrent grandement ; et aussi firent les communautés du pays, et par espécial ceux du Port, ceux d’Evres et ceux de Connimbres. Si eurent conseil ensemble et bien brief, que ils couronneroient le maître de Vis, auquel par élection ils avoient donné leur amour et plaisance. Et disoient ainsi, et étoit la voix commune du pays : que Dieu vouloit que il fût roi et couronné ; car jà avoit montré ses vertus sur les Espaignols.

« Après, fut signifié par tout le royaume de Portingal que on vînt, à un certain jour qui ordonné fut, en la cité de Connimbres, et que là seroit le maître de Vis couronné et solemnisé. Tous ceux qui étoient de sa partie y vinrent ; et y ot, selon la puissance du pays, assez grand peuple. Si fut le roi Jean de Portingal couronné et solemnisé, ainsi comme à lui appartenoit, des évêques et des prélats de son pays, le jour de la Trinité en l’an mil trois cent quatre vingt et quatre[2] en l’église cathédrale de Connimbres que on dit de Sainte-Marie ; et fit là le roi de Portingal ce jour, de ceux de son pays et étrangers, jusques à soixante chevaliers. Si fut la fête grande que les Portingalois tinrent ce jour

  1. Il n’y resta guère que neuf mois, puisqu’il était de retour au mois de novembre de la même année.
  2. Le 6 avril 1385.