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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rent à une fois et coururent vers lui. Cil qui étoit bien monté leur tourna le dos, en chassant. Les chasseurs crioient : « Castille ! » Jean Ferrant Parcek, qui étoit sus les champs dessous son pennon, vit son escuyer retourner en grand’hâte. Si dit ainsi : « Ceux qui chassent ne sont pas de nos gens, mais sont Castellans ; après ! après ! Crions, Portingal ! car je les veux combattre. » À ces mots, il prit son glaive et s’envint férant de l’éperon jusques à eux. Le premier que il consuivit, il le porta à terre et le second aussi. Des vingt cinq lances des Castellains qui là étoient, il y en ot tantôt les dix à terre, et les autres furent chassés. Si en y ot encore de rateints de morts et de navrés. Et tout ce vis-je très volontiers, car je véois ma délivrance. En peu d’heures je me trouvai tout seul, ni nul ne m accompagnoit. Adonc vins vers le chevalier et le saluai ; et quand il me vit, il me connut ; car il m’avoit vu plusieurs fois, et me demanda dont je venois et que je faisois là. Je lui contai mon aventure et comment les Castellains m’avoient pris. « Et du roi, dit-il, savez-vous rien ? » — « Par ma foi ! sire, dis-je, il doit demain avoir journée de bataille contre le roi de Castille ; car je le suis venu dire aux chevaliers et aux escuyers du pays qui rien n’en savoient. » — « Demain ! » dit Jean Ferrant. — « Par ma foi, sire ! voir ; et si vous ne m’en créez, si le demandez à ces Castellains que vous avez pris. »

« Adonc s’en vint Jean Ferrant sur les Castellains qui là étoient et lesquels ses gens avoient jà pris, et leur demanda des nouvelles ; ils lui répondirent : « Demain les rois de Castille et de Portingal se doivent combattre et ils s’approchent grandement. » Pour les nouvelles le chevalier fut moult réjoui, et tant que il dit aux Castellains tout haut : « Pour la cause des bonnes nouvelles que vous m’avez apportées, je vous quitte tous ; allez en votre chemin, mais quittez cet écuyer aussi. » Là me fit-il quitter de ceux qui pris m’avoient et il leur donna congé, et nous retournâmes ce jour au Rem. Il s’appareilla et se départit à heure de mie-nuit, et je en sa compagnie. De là jusques à la Cabasse de Juberote où la bataille fut, peut avoir environ six lieues ; mais pour eschiver les Espaignols et les routes, nous éloignâmes notre chemin et fut nonne à lendemain avant que nous vissièmes les batailles ; et quand nous les dûmes approcher, ils étoient tous rangés sur les champs, le roi de Castille d’une part et le roi de Portingal de l’autre part. Et ne sçut de premier reconnoître nos gens Jean Ferrant Percek ni lesquels les Portingalois, fors à ce seulement que il dit : « Je crois que la greigneur partie, où il y a le plus de peuple, sont Castellains. Adonc chevaucha-t-il tout bellement et tant que nous vînmes plus près. Les Castellains qui étoient en bataille, et crois bien que ce furent Gascons, se commencèrent à dérouter et à venir sur nous. Jean Ferrant dit lors ainsi : « Allons, allons, avançons-nous. Véez-ci nos ennemis qui viennent sur nous. » Lors férit-il cheval des éperons en criant : « Portingal ! Portingal ! » et nous le suivîmes ; et nos gens qui nous ravisèrent vinrent au secours ; ni oncques les batailles ne s’en dérangèrent pour ce. Et vint Jean Ferrant de-lez le roi qui fut moult réjoui de sa venue ; et fut ce jour à son frein et l’un des bons de tous les nôtres. Pourtant vous dis-je que il me fit grand’courtoisie, car il me délivra de prison et de mes ennemis et des ennemis qui m’emmenoient, ni point je n’eusse été à la belle journée de Juberote si il n’eût été. Ne me fit-il donc point un beau service ? » — « Par ma foi ! répondit messire Jean d’Aubrecicourt, si fit ; et aussi par vous, si comme je l’entends, sçut-il la besogne. » — « C’est vérité, » dit l’écuyer. Lors chevauchèrent-ils un petit plus fort que ils n’avoient fait, et tant que ils raconsuivirent les autres, et vinrent ce jour, ce m’est avis, à Conimbres.

CHAPITRE XL.

Comment les ambassadeurs du duc de Lancastre arrivèrent à Conimbre en Portingal devers le roi, et comment le dit roi et le dit duc parlèrent et s’allièrent par mariage.


De la venue des chevaliers d’Angleterre fut le roi de Portingal grandement réjoui, et commanda que ils fussent bien logés à leur aise. Quand ils se furent appareillés, Martin de Coingne et Ferrant Martin de Merle, qui connoissoient l’usage du roi, et en laquelle compagnie ils étoient venus, les menèrent devers le roi, lequel les reçut doucement et liement. Là s’accointèrent-ils de paroles, ainsi que bien le sçurent faire, et puis présentèrent les faucons et les lévriers ; desquels présens le roi ot grand’joie, car il aime chiens et oiseaux ; et remercièrent grandement le roi, de par le duc de Lan-