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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

bien pour dix ans d’arrérages que le roi d’Arragon n’en avoit rien payé, ni fait nul service au roi d’Angleterre, ni à ses commis. Et quand le duc de Lancastre issit hors d’Angleterre, il ot et apporta avecques lui lettres patentes scellées du grand scel d’Angleterre, présent tout le conseil, que le roi l’établissoit ens ès marches de Bordeaux, de Bayonne, et d’Aquitaine, comme son lieutenant, et lui donnoit pleine puissance royale de demander tous droits dus et actions dues, tant sus le royaume d’Arragon comme ailleurs ; et vouloit que le duc en eût les levées et les profits sans rien retourner arrière ; et les quittoit pleinement, et tenoit à ferme et estable tout ce qu’il en feroit. Donc, quand le duc de Lancastre fut arrêté en la ville de Saint-Jacques en Galice, si comme il est contenu ici dessus, il pensa sus les besognes d’Arragon, et regarda que le roi d’Arragon, par la vertu de la commission que il avoit, étoit grandement tenu à lui en grand’somme d’argent pour les arrérages, lesquelles choses lui viendroient grandement à point pour parmaintenir sa guerre de Castille avecques les autres aides : si que, lui séjournant à Saint-Jacques, il envoya de son conseil à Bordeaux devers l’archevêque de Bordeaux et devers messire Jean Harpedane, qui lors étoit sénéchal de Bordeaux et de Bordelois. Et mandoit par ses lettres que l’un des deux, ou les deux tous ensemble en allassent en Arragon devers ce roi, et lui remontrassent vivement comment il étoit grandement de long-temps tenu envers le roi d’Angleterre et le duc d’Aquitaine. L’archevêque et le sénéchal regardèrent les lettres du duc et ouïrent ce que ceux qui les avoient apportées disoient. Si eurent conseil ensemble ; et fut advisé que il valoit trop mieux que le sénéchal demeurât en Bordeaux, que il allât en ambassaderie au royaume d’Arragon ; si que l’archevêque de Bordeaux eût celle commission ; et étoit venu en Arragon, et si mal à point, ainsi que les choses tournent à la fois sur le pis, que point il n’avoit parlé au roi, car jà étoit-il malade et tous les jours il aggrévoit, et tant qu’il mourut[1].

Quand il fut mort, l’archevêque suivit les enfans et le conseil d’Arragon qui vinrent à l’enterrement du roi Piètre d’Arragon en la cité de Barcelonne ; et tant parla que trop, ce sembla-t-il au conseil du roi, et que il fut mis en prison fermée courtoise ; mais il ne s’en pouvoit pas partir quand il vouloit, et étoit en la cité de Barcelonne. Quand les nouvelles en vinrent à Bordeaux devers le sénéchal, si dit : « Je n’en pensois pas moins, car l’archevêque, où que il soit, a trop chaude tête. Encore je crois que il vaulsit autant que je y fusse allé, car je eusse parlé plus à point ; il y a bien manière par tout le monde à savoir doucement demander le sien. »

Le sénéchal manda ces nouvelles par devers le duc de Lancastre qui se tenoit en Galice. Le duc en fut grandement courroucé, et se contenta mal du roi d’Arragon et de son conseil, quand on avoit l’archevêque de Bordeaux, un si grand prélat, retenu et mis en prison, en exploitant ses besognes. Adonc escripsit le duc aux compagnons de Lourdes que ils voulussent hérier ceux de Barcelonne, où l’archevèque de Bordeaux étoit en prison. Jean de Berne le capitaine, et qui se nommoit sénéchal de Bigorre, Pierre d’Anchin, Ernauton de Rostem, et Ernauton de Sainte-Coulombe, et tous les compagnons de la garnison de Lourdes furent grandement réjouis de ces nouvelles, et commencèrent à courir ens ou royaume d’Arragon et jusques aux portes de Barcelonne, et tant que nul marchand n’osoit aller hors. Avecques tous ces meschefs, le jeune roi d’Arragon Jean se vouloit faire couronner à roi ; mais les bonnes villes d’Arragon ne le vouloient consentir, si il ne leur juroit solemnellement que jamais taille ni subside ni oppression nulle il ne mettroit ni ne éleveroit au pays. Et plusieurs autres choses vouloient-ils que il jurât, escripvît et scellât, si il vouloit être couronné ; lesquelles choses lui sembloient, et à son conseil aussi, moult préjudiciables ; et les menaçoit que il leur feroit guerre, et espécialement à ceux de Barcelonne ; et disoit le roi que ils étoient trop riches et trop orgueilleux.

En ce temps avoit en la Languedoc, sur les frontières d’Auvergne et de Rouergue, vers Pézénas et vers la cité d’Uzès une manière de gens d’armes qui s’appeloient les routes et se monteplioient tous les jours pour mal faire. Et en étoient capitaines quatre hommes d’armes qui demandoient guerre à tout homme qui fût monté à cheval ; ils n’avoient cure à qui. Si étoient nommés Pierre de Mont-Faulcon, Geoffroi

  1. Le roi Jacques d’Arragon mourut le 6 janvier 1387. à Barcelonne.