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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/545

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LIVRE III.


CHAPITRE L.

Comment le roi d’Arragon mourut et comment l’archevêque de Bordeaux fut mis en prison à Barcelonne de par le jeune roi d’Arragon, et comment le duc de Lancastre fut en mautalent contre le roi d’Arragon.


En ce temps, environ la Chandeleur, s’accoucha au lit malade le roi Piètre d’Arragon. Quand il vit que mourir le convenoit, si fit venir devant lui ses deux fils, Jean l’ains-né et Martin le duc de Blamont[1] en Arragon, et leur dit : « Beaux enfans, je vous laisse assez en bon point et les besognes du royaume toutes claires. Tenez-vous en paix et en amour ensemble, et vous portez foi et honneur, si en vaudrez mieux : du fait de l’église, pour le plus sûr et pour ma conscience apaiser, j’ai toujours tenu la neutralité. Encore veuil que vous la tenez, jusques à tant que la détermination vous apperra plus clairement. » Ses deux fils répondirent moult doucement : « Monseigneur, nous le ferons très volontiers ; et voulons obéir à ce que vous ordonnerez, c’est raison. » En tel état trépassa le roi Piètre d’Arragon, qui fut un moult vaillant homme en son temps, et qui grandement augmenta la couronne et le royaume d’Arragon, et conquit tout le royaume de Majogres et attribua à lui. Si fut enseveli en la bonne cité de Barcelonne et là gît.

Quand la mort de lui fut sçue en Avignon devers le pape Clément et les cardinaux, si escripsirent tantôt devers le roi de France et ses oncles, devers le duc de Bar et la duchesse qui tenoient leur opinion, qui étoient père et mère de la jeune roine qui seroit d’Arragon, madame Yollent, et à la dame aussi : que ils fesissent tant que le jeune roi d’Arragon et le royaume se déterminât. Le duc et la duchesse en escripsirent à leur fille madame Yollent ; le roi de France, le duc de Berry et le duc de Bourgogne aussi ; avecques tout ce ils envoyèrent en Arragon un cardinal en légation pour prêcher le jeune roi qui seroit, et son frère, et le peuple. Le cardinal fit tant, avecques l’aide de madame Yollent de Bar qui s’y inclinoit trop fort, pour la cause de ce que père et mère l’en prioient, et le roi de France son cousin germain et ses deux oncles Berry et Bourgogne, que elle déconfit son mari, car il vouloit tenir l’opinion son père de la neutralité, et se détermina tout le royaume d’Arragon au pape Clément.

En ces jours que le roi Piètre d’Arragon trépassa, étoit en Barcelonne l’archevêque de Bordeaux que le duc de Lancastre y avoit envoyé ; je vous dirai pour quelle raison. Le prince de Galles, du temps que il fut duc et sire d’Aquitaine et que tous ses voisins le doutoient, et roi de France, et roi d’Arragon, et roi d’Espaigne, et roi de Navarre, et proprement les rois Sarrasins qui en oyoient parler pour sa grande fortune et bonne chevalerie, eut une certaine alliance et confédération au roi Piètre d’Arragon, et le roi à lui, que le prince lui jura et scella et fit sceller le roi d’Angleterre son père : que pour toujours et à jamais il, ni le royaume d’Angleterre, ni les successeurs d’Angleterre et d’Aquitaine qui viendroient, ne feroient point de guerre ni consentiroient à faire au royaume d’Arragon parmi tant que le roi d’Arragon jura et scella pour lui et pour ses hoirs : que tous les ans il serviroit le prince d’Aquitaine de cinq cents lances contre qui que il eût à faire, et en payeroit les deniers, si cinq cents lances il ne lui vouloit envoyer. Or étoit avenu que il y avoit

    Sainte-Chapelle. Mais, dans un des volumes de la grande collection des registres du parlement déposés à la Bibliothèque royale, ou trouve cette affaire avec tous ses détails, tels qu’ils ont été présentés au parlement.

    Les Anglais, qui n’avaient adopté que long-temps après nous le duel judiciaire, l’ont conservé bien plus longtemps.

    La loi qui ordonnait le combat judiciaire en cas d’appel n’a été abolie en Angleterre qu’en 1819 ; et voici à quelle occasion.

    Un nommé Thornton, fortement soupçonné d’avoir commis sur la personne d’une jeune fille le crime de meurtre, accompagné de circonstances très aggravantes, ayant été acquitté en 1817 par la déclaration du jury, le frère de la personne assassinée revenant d’un voyage d’outre-mer porta un appel contre lui. Thornton, d’après les conseils de son avocat, offrit de se justifier par le combat singulier. Les juges, après en avoir délibéré, se virent dans la nécessité d’accepter ce moyen de défense. On ne parlait plus en Angleterre que du spectacle curieux qui se préparait. On allait voir, après plusieurs siècles, le renouvellement d’un combat judiciaire en champ clos. Le public anglais était assez peu satisfait de cette trace récente de barbarie. On fit voir à l’appelant que d’après des lois non révoquées, s’il était défait en champ clos, il devait être mis à mort lui-même. Il réfléchit de plus, que Thornton était un homme fort, très vigoureux, que lui-même était peu habitué au maniement des armes prescrites ; et probablement l’appât d’une récompense honnête achevant la conviction, il renonça à son appel. Le parlement anglais se hâta de révoquer formellement cette loi en 1819.

  1. L’infant Martin reçut l’investiture du duché de Montblanc, le 16 janvier 1387.